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tions lointaines et baignées de vapeurs ; plus près, on distingue les toits de chaume des maisons et les couvertures de tuiles des pagodes, les arbres qui balancent leur panache, quelques sommets de pyramides; de l’autre côté, le regard plonge sur la vallée du Nam-Kan, qui coule au pied de l’escarpement et sépare de la ville un grand faubourg, planté comme celle-ci de cocotiers et de palmiers. C’est sur les bords du Nam-Kan, non loin du village de Ban-Napao, que le roi de Luang-Praban fit enterrer le corps de M. Mouhot, venu là six ans avant nous et emporté par la fièvre. Ce voyageur s’était fait aimer des indigènes, qui ont conservé le respect de sa mémoire; le roi a voulu lui rendre un dernier hommage en fournissant lui-même les matériaux du monument modeste élevé par nos soins sur la tombe de notre courageux compatriote. L’amiral de La Grandière avait expressément chargé M. de Lagrée de remplir ce triste devoir. Il avait compris que la France, appelée à reprendre en Indo-Chine le rôle qu’elle a perdu dans l’Inde, devait un témoignage de reconnaissance et de regrets à l’explorateur hardi auquel elle ne sut accorder à propos ni ses encouragemens ni son concours. Parti de Londres sur un navire de commerce en avril 1858 avec quelques faibles secours fournis par une société savante anglaise, Henri Mouhot avait résolu, après un assez long séjour à Bangkok, d’explorer le bassin du Ménam et une partie de celui du Mékong. Parvenu à Luang-Praban, il conçut le projet de tenter, en remontant ce dernier fleuve, l’œuvre dont un prochain avenir réservait l’accomplissement à d’autres Français, qui ont été plus heureux que lui, parce qu’ils ont pu se soutenir et s’encourager mutuellement. Une pareille entreprise dépassait les forces d’un seul homme. M. Mouhot succomba sans nul secours au milieu d’une vaste forêt, laissant dans la case où s’abrita son agonie solitaire un journal tenu presque sans interruption jusqu’au jour de sa mort, et dont la dernière page, tracée d’une main déjà glacée, contient l’émouvante expression de ses tristesses, tempérées par une confiance religieuse.

Les pagodes sont nombreuses à Luang-Praban, et l’on peut remarquer une certaine variété dans l’architecture. Chacune a sa bonzerie, aussi l’habit jaune fourmille-t-il dans les rues. Elles sont bien entretenues, parfois même richement décorées, et non sans goût. Dans l’une d’elles, j’ai admiré un autel incrusté de verre bleu imitant l’émail; sur ce champ d’azur, frappé discrètement par la lumière adoucie du soir, s’étalait un rosier en relief à la végétation luxuriante et portant des fleurs dorées. Dans une autre pagode soutenue par de magnifiques colonnes de bois, et dont la forme rappelle un peu celle d’un cercueil, on a placé près de la statue principale deux dents d’éléphant qui sont les plus belles qu’on puisse imaginer. La corde de l’arc formé par ces monstrueuses défenses