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rivières qui toutes descendent des montagnes, la Save et ses affluens, n’étaient-elles pas faites pour nourrir le bétail que l’on aurait pris sur l’ennemi dans une de ces pointes audacieuses que l’on poussait parfois en pays turc? Quand on aurait ainsi le champ et le troupeau, la maison serait bientôt bâtie, une maison de bois comme celle qu’habitent encore aujourd’hui les confiniaires, élevée sur pilotis pour laisser passer au-dessous d’elle les eaux débordées; la forêt était là pour fournir les poutres de la charpente, les bardeaux de la toiture, les marches de l’escalier par lequel on gagne la porte, élevée de deux ou trois mètres au-dessus du sol. Quelle jeune fille refuserait alors de devenir la femme du hardi Gränzer, d’habiter et de garder cette demeure où il rapportait de ses fréquentes expéditions à la fois gloire et butin?

Ces pensées et ces projets, bien faits pour tenter le soldat, ne devaient point non plus déplaire à ses chefs. Quel meilleur moyen de fermer la frontière que de repeupler ce désert aveugle et muet qui laissait si souvent passer à travers les roseaux de ses marais et à l’ombre de ses futaies les bandes rapides des sipahis et des timariotes bosniaques, le meurtre, le pillage et l’incendie? Quelle plus sûre barrière opposer à ces incursions qu’un vivant rempart d’hommes armés, agiles et braves, toujours prêts à laisser la charrue au milieu du sillon commencé pour saisir le fusil chargé qui ne quitterait pas leur épaule? Ce qui les rendrait plus vigilans encore et plus intrépides, ce serait, quand ils verraient accourir les cavaliers turcs, la pensée que leurs femmes et leurs enfans étaient là, dans le village menacé, à deux pas, et qu’ils ne pouvaient reculer sans les livrer à la mort ou à l’esclavage. D’ailleurs, à mesure que la contrée serait plus habitée, ces surprises même et ces rencontres deviendraient de jour en jour plus rares. Le pâtre, du roc sur lequel il s’assied aux premières pentes des montagnes pour suivre du regard ses vaches ou ses chèvres éparses dans la bruyère ou dressées contre les buissons qu’elles tondent, verra au soleil du matin étinceler sur la lande les armes et les brillans costumes des beys et de leur troupe, ou bien le soir, pendant qu’il veille sous le ciel étoile pour empêcher le troupeau de se disperser et le défendre contre les loups, il distinguera, du côté par où vient l’ennemi, les lueurs d’un bivouac ou les clartés de l’incendie. Aussitôt, qu’il fasse jour ou nuit, le signal convenu sera donné; l’un après l’autre, des feux tout préparés s’allumeront sur les sommets, ou bien l’on entendra retentir et se répéter de colline en colline un de ces cris que les montagnards savent prolonger si longtemps, et qu’ils envoient, au-dessus de la vallée profonde et sonore, bien loin, jusqu’au versant opposé, sans que la voix grave des torrens réussisse à