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s’il fallait au contraire se préparer à rétrograder. Redoutant l’enthousiasme qui laisse en se dissipant les ressorts de l’âme amollis et distendus, M. de Lagrée était plus porté à nous communiquer ses craintes et ses doutes qu’à nous faire partager ses espérances. Il avait conservé d’ailleurs de ses habitudes militaires le goût du commandement, et prenait ses déterminations à la suite de méditations solitaires; si donc ses compagnons ont pu, dans certaines circonstances décisives, regretter son silence, ils n’en ont pas moins le devoir de reconnaître que c’est à lui seul que revient l’honneur du succès, parce que c’est sur lui seul qu’aurait pesé la responsabilité des revers.

Comme il était impossible de se fier aux renseignemens qu’il recueillait à Luang-Praban, M. de Lagrée résolut de se rapprocher du théâtre des événemens. Les difficultés qu’on nous annonçait nous déterminèrent à réduire nos bagages à la plus simple expression. Nous confiâmes des armes, des munitions et une certaine quantité d’effets d’habillement à la garde du roi de Luang-Praban. Cette mesure nous ménageait des ressources au cas où nous serions forcés de battre en retraite en abandonnant nos approvisionnemens, et d’alléger en même temps notre petite colonne, précieux avantage dans un pays où les moyens de transport allaient être si rares et si coûteux. Nous nous mîmes à distribuer à la foule tout ce qui ne nous paraissait pas absolument indispensable, et celle-ci, à peine informée de nos dispositions généreuses, envahit les abords de nos cases. Les plus grands personnages se disputaient les débris de notre garde-robe; les femmes devenaient entreprenantes, promettaient tout pour une chemise blanche, et il n’aurait tenu qu’à nous de jeter nos mouchoirs aux plus belles. On nous faisait les plus sinistres prédictions, nous pressant de revenir à la première tentative que ne manqueraient pas de faire les brigands pour nous couper le cou. Ces manifestations sympathiques étaient sincères ; nous étions devenus populaires rien qu’en payant nos dettes au marché, en nous montrant recueillis dans les pagodes, en respectant les droits, les croyances et les préjugés. C’est là tout le secret pour apprivoiser les sauvages; les voyageurs européens ne sauraient trop s’en souvenir. Au contact de peuples enfans, ceux-ci peuvent ressentir de la tristesse et de la pitié; ils ne doivent jamais manifester de mépris. Il dépend d’eux d’ouvrir et d’aplanir la voie à leurs successeurs, comme aussi de centupler pour eux les obstacles : qu’ils repoussent donc les suggestions d’un orgueil que leur attitude ne vient pas toujours justifier.


L.-M. DE CARNE.