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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/581

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en passant les postures singulières où quelques voyageurs ont cherché le repos, je m’assieds sur une plate-forme, et je lie conversation avec quelques mineurs de White-Pine qui y sont venus respirer l’air frais du soir ; puis, las d’errer et fatigué des émotions diverses de la journée, je regagne ma place et je m’endors.

Les employés appellent successivement les stations de Désert, du lac de Humboldt, de Winnemuca, Golconda, Stone-House, Battle-Mountain, et beaucoup d’autres que j’omets. Toutes sont dépourvues d’intérêt, comme je l’apprends plus tard. Le convoi roule à travers un désert, et je perds, à ce qu’il paraît, d’autant moins à ne pas le voir que la journée de demain me réserve la vue des mêmes horizons arides et monotones. Quand le soleil se lève, nous sommes à Argenta, puis nous passons devant Shoshone, Be-o-wa-we, le deuxième pont d’Humboldt, et Palisade, et vers neuf heures nous arrivons à Carlin, où, d’après le chef du train, le déjeuner nous attend. On se précipite hors des wagons, quelques gens délicats tâchent d’obtenir un peu d’eau pour faire disparaître la couche de poussière et de charbon dont vingt-quatre heures de voyage les ont couverts ; mais la majorité des touristes se dirige en droite ligne vers la salle à manger. Le convive américain, j’entends celui des restaurans de chemins de fer, n’est pas un être gracieux ou agréable. A voir la foule réunie autour de la table de Carlin, à voir tous ces yeux avides errant d’un plat à l’autre à la recherche de la meilleure des nourritures, à entendre ces robustes mâchoires écraser les alimens avec un fracas qui, ajouté au cliquetis de la vaisselle et des couverts, interrompait seul le silence, on avait quelque peine à se croire au milieu de gens civilisés. En général, à de nombreuses exceptions près bien entendu, l’habitant des États-Unis ne sait pas manger : à table, il montre des habitudes qui doivent choquer au plus haut degré, son éternel rival et critique impitoyable, le gentleman anglais, dont la tenue est si digne et si correcte.

Il serait injuste cependant de juger l’Américain d’après les individus que nous rencontrions sur le chemin du Pacifique. Non-seulement ce monde représentait à peu près l’envers de la société élégante, mais à l’époque dont je parle le service était si mal organisé qu’il n’était que prudent de faire un prompt usage des occasions de boire et de manger. En certains endroits, où les provisions affluaient sans doute, nous reçûmes jusqu’à six fois par jour avis de nous mettre à table au restaurant de la station ; mais d’autres fois il nous fallut passer des journées entières sans avoir autre chose pour apaiser notre appétit qu’un repas composé d’œufs d’âge équivoque, de jambon rance et de chicorée délayée dans de l’eau chaude. Selon les mauvais plaisans, l’administration, en agissant ainsi, partait de ce principe, qu’un homme auquel on venait d’octroyer six repas en