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un peu fantastiques des fables de l’antiquité, fait agir et penser ceux de son temps et de son pays. S’emparant de ces types connus et classiques, ils les aurait rendus plus vrais sans tout à fait les transformer. Au contraire il a des erreurs d’observation qu’on ne trouve pas dans les anciens, et les traits qu’il ajoute sont peu exacts, peu naturels, au point de vue, bien entendu, de la nature animale. Ce n’est point Phèdre qui a fait dire au singe : « N’ai-je pas quatre pieds ? » tandis que le singe a précisément quatre mains et non quatre pieds. Nul des anciens fabulistes n’a confondu le dromadaire et le chameau ; nul, je crois, n’a fait dire au serpent que « sa queue et sa tête portent un poison prompt et puissant, » tandis que la dent seule est venimeuse ; encore n’est-ce point celle de tous les serpens. La couleuvre, sans cesse accusée dans les fables, est un reptile inoffensif, facile à apprivoiser, dont la disparition « ne serait pas agréable à tout l’univers. » Ce n’est pas de l’antiquité que nous vient la fable de l’Ours et l’amateur de jardins, dans laquelle le second dit au premier :

Vous voyez mon logis, si vous me voulez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait : ce n’est peut-être pas
De nosseigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai.


L’ours aime précisément par-dessus toutes choses le lait et les fruits. Il n’est pas carnivore. Est-ce à un fabuliste qu’il faut enseigner à ne pas juger les gens sur l’apparence ? La tête effrayante et la force prodigieuse de l’ours ne l’empêchent point d’être inoffensif et de ne point attaquer les hommes sans une nécessité absolue ; mais je n’ose insister, j’aurais trop peur de paraître chercher une querelle de pédant au conteur incomparable dont une page charmante illustrait une des dernières Revues, et j’aime mieux croire que j’ignore les mœurs de l’ours de Samogitie.

Le goût des substances végétales est un indice de supériorité intellectuelle et place l’ours dans le premier rang des mammifères. Cette seule raison aurait dû empêcher La Fontaine de le prendre pour emblème de la maladresse et de la sottise. C’est un des seuls animaux qui marchent aisément debout, non point en contemplant le ciel comme fait l’homme suivant Ovide, mais en regardant devant lui, ce qui est plus commode. Il est très fin, très intelligent, capable d’apprendre mille tours et de s’apprivoiser, comme chacun a pu le voir. Lorsque le froid ou la faim le réduit à chasser, il y met un art extrême. Si l’histoire racontée par La Fontaine est véritable, et s’il faut attribuer aux animaux les raisonnemens humains en conservant pour chaque espèce un trait distinctif, les choses se sont autrement passées. En écrasant la tête du jardinier avec un