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auxquels il faisait rendre gorge dès qu’ils s’étaient enrichis : il les appelait ses éponges. Il partageait les bénéfices de ses huissiers, s’ils vendaient les audiences, forçait un de ses cochers, qui pendant un voyage ferrait ses mules pour donner du temps aux solliciteurs, à partager avec lui la somme qu’il avait reçue. L’impôt qui lui a assuré l’immortalité du ridicule n’était cependant pas le plus répréhensible : ce n’était que le fermage des spéculateurs qui exploitaient l’infirmité humaine et lui offraient à prix convenu les récipiens[1] auxquels nous avons attaché le nom d’un césar. Ce césar avait trop d’esprit pour ne pas sentir sa honte ; mais il se servait de son esprit pour couvrir ses vilenies par des bons mots. Suétone, qui le peint sous son jour le plus beau, fait cette remarque profonde, qu’il était surtout facétieux quand il méditait de sales actions. Il savait que le rire désarme et qu’un bouffon cesse d’être odieux. Les députés d’une ville lui apprenant qu’on avait voté une somme importante pour lui ériger une statue colossale : « Voici la base, » dit-il en tendant le creux de sa main. Il avait beau railler, les Romains le raillaient d’une façon plus sanglante. A ses funérailles, le premier pantomime, nommé Favor, faisait le personnage de l’empereur suivant la coutume, imitait sa démarche, son costume, ses airs, jusqu’à ses paroles : « Quelle ruineuse cérémonie ! s’écria-t-il brusquement lorsqu’il fut en face des procurateurs ; combien coûtera-t-elle ? — Deux millions, lui répondirent les procurateurs. — Donnez-moi vingt-cinq mille livres et jetez-moi dans le Tibre. »

Du moins faut-il rendre à Vespasien cette justice, qu’il usa bien des trésors mal acquis. Il soulagea les misérables, ranima le commerce, rendit aux travaux publics leur activité, donna des pensions aux consulaires ruinés, aux professeurs de lettres grecques et latines, aux artistes, aux acteurs même. Il entassait pour répandre, il volait pour être utile, il était avide du bien d’autrui, mais il en était généreux ; il s’efforçait de réparer les maux de l’anarchie, de rétablir l’ordre, l’économie, la police dans l’état. Après les horreurs de plusieurs guerres civiles accumulées, il lui était plus facile de conduire les esprits fatigués, de contenter les intérêts en souffrance, de renvoyer sans promesses nouvelles les soldats gorgés de pillage, de ramener le règne des lois lorsqu’on avait appris à le regretter, et de reprendre le jugement des innombrables procès que les révolutions avaient suspendus. La force avait donné l’empire à un général qui aurait pu n’aimer que la guerre : le hasard favorable voulut que cet usurpateur eût des goûts et des talens d’administrateur.

  1. C’étaient de grands vases en terre cuite, hauts comme des amphores, semblables à des tonneaux coupés (dolia curta).