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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/79

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et de mort nationale. La vie nationale est quelque chose de limité, de médiocre, de borné. Pour faire de l’extraordinaire, de l’universel, il faut déchirer ce réseau étroit; du même coup on déchire sa patrie, une patrie étant un ensemble de préjugés et d’idées arrêtées que l’humanité entière ne saurait accepter. Les nations qui ont créé la religion, l’art, la science, l’empire, l’église, la papauté (toutes choses universelles, non nationales), ont été plus que des nations; elles ont été par là même moins que des nations en ce sens qu’elles ont été victimes de leur œuvre. Je pense que la révolution aura pour la France des conséquences analogues, mais moins durables, parce que l’œuvre de la France a été moins grande et moins universelle que les œuvres de la Judée, de la Grèce, de l’Italie. Le parallèle exact de la situation actuelle de notre pays me paraît être l’Allemagne au XVIIe siècle. L’Allemagne au XVIe siècle avait fait pour l’humanité une œuvre de premier ordre, la réforme. Elle l’expia au XVIIe par un extrême abaissement politique. Il est probable que le XIXe siècle sera de même considéré dans l’histoire de France comme l’expiation de la révolution. Les nations, pas plus que les individus, ne sortent impunément de la ligne moyenne, qui est celle du bon sens pratique et de la possibilité.

Si la révolution en effet a créé pour la France dans le monde une situation poétique et romanesque de premier ordre, il est sûr d’un autre côté qu’à considérer seulement les exigences de la politique ordinaire, elle a engagé la France dans une voie pleine de singularités. Le but que la France a voulu atteindre par la révolution est celui que toutes les nations modernes poursuivent : une société juste, honnête, humaine, garantissant les droits et la liberté de tous avec le moins de sacrifices possible des droits et de la liberté de chacun. Ce but, la France, à la date où nous sommes, après avoir versé des flots de sang, en est fort loin, tandis que l’Angleterre, qui n’a pas procédé par révolutions, l’a presque atteint. La France, en d’autres termes, offre cet étrange spectacle d’un pays qui essaie tardivement de regagner son arriéré sur les nations qu’elle avait traitées d’arriérées, qui se remet à l’école des peuples auxquels elle avait prétendu donner des leçons, et s’efforce de faire par imitation l’œuvre où elle avait cru déployer une haute originalité.

La cause de cette bizarrerie historique est fort simple. Malgré le feu étrange qui l’animait, la France, à la fin du XVIIIe siècle, était assez ignorante des conditions d’existence d’une nation et de l’humanité. Sa prodigieuse tentative impliqua beaucoup d’erreurs; elle méconnut tout à fait les règles de la liberté moderne. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, la liberté moderne n’est nullement la liberté antique ni celle des républiques du moyen âge. Elle est bien