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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/797

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tort de voir la main de M. de Bismarck dans cette échauffourée : explication ingénue que personne ne lui demandait.

« Nous autres libéraux, disait un Berlinois à un Français, nous virons entre l’enclume et le marteau ; nous sommes condamnés à nous défier de tout le monde, de ce qui est au-dessus de nous comme de ce qui est au-dessous. Notre plus grand malheur, c’est que nous n’avons qu’un point d’appui mal assuré et chancelant. La Prusse n’a jamais été assez riche pour pouvoir se donner le luxe d’une classe politique. Elle n’a rien qui ressemble à cette gentry anglaise qui a le double avantage d’avoir des lumières et des loisirs, et qui se consacre aux affaires publiques. Nous n’avons pas non plus le pendant de cette riche et vaillante bourgeoisie française qui a fait bien des sottises, mais qui sait quelquefois les réparer, et force ses gouvernemens à compter avec elle. Le sens politique, l’intelligence des intérêts généraux sont moins répandus en Prusse qu’en France. L’Allemand s’enferme volontiers dans le cercle des intérêts prochains et municipaux, il est excellent administrateur, et ses villes, avec ce qu’elles possèdent de self-government, gèrent à merveille leurs petites et grandes affaires ; mais nos classes moyennes, soit inertie naturelle, soit préoccupation du travail quotidien, soit défaut de culture, sont atteintes d’une disposition à l’indifférence politique, et nous avons grand’peine à dégourdir leur indolence de philistins. Que vous dirai-je ? Quand il y a au Palais-Bourbon une discussion orageuse, c’est l’événement de Paris, le sujet de toutes les conversations, et le soir l’écho en retentit dans tous les salons. Berlin est un lieu sourd ; ce qui se passe au parlement ne fait point de bruit au dehors : il n’y a que les tambours qui soient toujours sûrs d’être entendus. Et que sont la plupart de nos députés ? Des gens qui ont peu de loisirs et des affaires qu’ils sont obligés de laisser en souffrance. Beaucoup aussi sont fonctionnaires, car une loi des incompatibilités est impossible en Prusse. Les hommes nous font tellement défaut que, si vous vouliez exclure les fonctionnaires de la chambre, vous ne réussiriez pas à former un parlement qui ait quelque intelligence politique. On ne sait pas assez à l’étranger ce qu’il faut de vertu pour être député libéral à Berlin. En sortant de l’université, les jeunes gens qui se destinent au service de l’état se préparent pendant trois ou quatre ans à leur examen, souvent ils attendent plusieurs années encore avant d’attraper une place de 500 thalers. C’est de cette place qu’ils vivent ; s’ils la perdaient, ils seraient sur le pavé de la dépendance complète ; mais au bout d’un certain temps ils se redressent, et c’est dans cette classe d’hommes, qui semblaient voués à l’éternelle soumission, que le gouvernement a souvent rencontré ses plus courageux adversaires. Voilà, je pense, qui fait honneur à la dignité prussienne. Quant aux autres, avocats,