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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/850

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REVUE DES DEUX MONDES.

1776, au nom du parlement, l’édit de Turgot qui abolissait la corvée ; partout vous retrouverez la maxime fondamentale de la vieille constitution monarchique. Le clergé sert l’état par ses prières, le noble le sert de son épée, le peuple est fait pour travailler et pour payer l’impôt ; le service militaire ne figure pas au nombre de ses devoirs. N’y avait-il donc que des gentilshommes dans les armées de Louis XIV et de Louis XV ? Non, l’officier seul était noble ; mais lui seul était quelque chose. De quoi se composait le gros de l’armée ? De cavaliers allemands ou hongrois, de régimens suisses, de troupes françaises enrôlées à prix d’argent ; tout cela, sauf les miliciens, c’était des mercenaires qu’on payait pour se battre et pour se faire tuer au besoin. S’ils mouraient, la perte était pour le roi ; le pays n’était pas frappé au cœur comme il l’est aujourd’hui.

Tout a changé depuis la révolution ; nos armées ne ressemblent en rien aux armées de l’ancien régime ; elles ont un caractère, plus noble et plus grand. Le soldat n’est plus un enfant perdu, racolé au quai de la Ferraille ; c’est un citoyen qui paie le plus lourd des impôts, l’impôt du sang, et cela quand de plus heureux ou de plus riches ont le privilège d’échapper à cette loterie de la mort.

Le soldat est un capital. Qu’on ne se récrie point sur ce mot. Les Anglais, qui l’ont inventé, ne l’ont pas fait par dureté de cœur, mais au contraire pour appeler sur le soldat l’intérêt d’un pays qui calcule. Aujourd’hui, avec le progrès de la mécanique et de la chimie, la guerre est une industrie. Qu’on maudisse cet art de la destruction, peu importe, il n’en est pas moins visible que le succès final appartient à celui qui peut le dernier amener en ligne le plus grand nombre de canons et de vaisseaux, armer et nourrir le plus grand nombre de soldats. La guerre de Crimée nous montre la Russie hors d’état de lutter contre les ressources de l’Angleterre et de la France et réduite à implorer la paix quand elle a épuisé son capital d’hommes et d’argent. Un soldat de vingt à vingt-cinq ans, choisi parmi les plus robustes de sa génération, dressé au métier des armes et transporté chez l’ennemi, est une force, une valeur. Mort ou malade, il faut le remplacer, c’est une perte pour le pays tout entier. Or, aujourd’hui qu’avec les chemins de fer et la puissance du crédit on concentre et l’on met en bataille tout ce qu’un peuple peut armer de soldats, aucune nation, et la France moins qu’aucune autre, ne peut impunément gaspiller ce capital vivant. On sait que chez nous le nombre des habitans s’accroît beaucoup moins vite que chez nos voisins. Bien des causes expliquent ce phénomène : la population est serrée, les professions sont encombrées, la vie est chère, nous n’avons pas de colonies qui, en ouvrant un débouché à l’activité humaine, invitent au mariage ; mais, quelle qu’en soit la cause, ce ralentissement affaiblit notre puissance