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Au sortir de Muong-Line, il faut traverser d’interminables rizières dans lesquelles la charrue vient de passer. C’est une mer de boue visqueuse de laquelle se dégagent à chaque pas d’infectes émanations. Dans les sentiers de la forêt, la marche est encore plus pénible ; nous enfoncions jusqu’aux genoux dans un sol de terre glaise détrempée. Les sangsues aux aguets sur les feuilles se précipitaient à la curée, et si nous nous arrêtions pour délivrer une de nos jambes de ces parasites affamés, l’autre était immédiatement envahie. Ces animaux ont les sens de la vue, de l’odorat ou de l’ouïe tellement déliés qu’à la plus légère halte chacun de nous devenait comme le centre d’attraction d’une foule noire, rampante et avide, qui dirigeait sa marche à travers tous les obstacles avec une incroyable sûreté. — Nous arrivâmes, au bout de sept mortelles heures de route, au village de Paléo couverts de boue, transis, épuisés de fatigue et de faim. Comme il avait convenu aux porteurs de notre déjeuner de s’arrêter fréquemment en route pour se reposer et pour manger eux-mêmes, nous avons dû les attendre jusqu’au soir, dévorant notre colère, aliment peu substantiel. Nous avons été gâtés jusqu’à ce jour, et certains d’entre nous se révoltent à l’idée qu’on ne prend plus notre mandarinisme au sérieux.

La pagode où nous campons est un grand hangar dont le toit en paille, supporté par des colonnes, nous protège à peine contre la pluie. Nous assistons aux offrandes faites tous les matins par des femmes à la petite statue de Bouddha. Les bonzes viennent chaque soir enlever ce qui a été déposé, sur l’autel. Ces religieux vivent grassement du casuel, et leur mine florissante rend bon témoignage de la piété des fidèles. Outre ces offrandes régulières, des dévotes, plusieurs fois dans la journée, apportent des fleurs ou des objets plus nourrissans. Elles vont chercher un bonze au monastère voisin ; celui-ci allume quelques cierges et récite des prières jusqu’à ce que les cierges soient consumés, puis il s’empare des friandises. — Notre présence ne paraît pas contrarier les adoratrices du dieu, qui viennent en foule nous vendre leurs volailles ou plutôt les échanger contre des morceaux de cotonnade rouge. Les autorités se montrent peu bienveillantes et déclarent que leur village ne nous fournira pas les moyens de transporter nos bagages, singulièrement diminués cependant. Il faut les réduire encore ; nous commençons à laisser une partie des objets indispensables, espérant pouvoir les remplacer en Chine. Les derniers débris de notre garde-robe alimentent notre cuisine ; nous donnons un pantalon pour un canard, et même, — Dieu nous pardonne ces simonies, — nous écoulons de la sorte des médailles et des images de religieuses destinées aux chrétiens des missions que nous n’avions pas rencontrés jusqu’alors : saint Antoine