Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 84.djvu/910

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

campé assez près de lui à Paléo et à Siam-Léap. Il coule encaissé entre des collines boisées avec un courant foudroyant et envoie dans l’air un mugissement sourd ; ses eaux, profondément troublées, ont la couleur du cuivre rouge. Nous pénétrions avec peine dans la forêt ; quand les broussailles étaient trop épaisses, les Laotiens y ouvraient une brèche avec leurs couteaux. Obligés de suivre les ondulations du pied des collines, nous descendions dans tous les ravins, au fond desquels coulaient des torrens parfois assez rapides pour nous renverser ; beaucoup de ces ruisseaux, grossis par le fleuve qui refoulait leurs eaux, n’étaient guéables que fort loin de leur embouchure ; il fallait alors en remonter le cours en se glissant au travers des lianes entrelacées. Dieu me garde de contester jamais les sublimes beautés de ces vastes forêts que n’a pas déflorées la main de l’homme, mais il y a des momens où la poésie fait regretter la prose. Pour arracher à la nature sa virginité trop bien défendue, il faut se résigner à des souffrances peu compensées par des jouissances tardives.

Il pleuvait toujours, et nous étions pour la plupart sans chaussures. Nos pieds étaient meurtris par les pierres, percés par les épines, saignés par les sangsues ; la fièvre pâlissait les visages, et, symptôme effrayant, la gaîté commençait à s’évanouir. Malgré la pesanteur étouffante de l’air, après quelques heures de marche dans de pareilles conditions, le froid nous saisissait en traversant des torrens dont l’eau était ordinairement glaciale. Quelle ne fut donc pas notre surprise, en entrant pour la centième fois dans l’un de ces innombrables affluens du Mékong, de ressentir aux jambes une chaleur assez forte pour nous faire éprouver une impression douloureuse ! Nous venions de découvrir une source d’eau thermale sulfureuse à 86 degrés centigrades ; nous souhaitâmes à ce coin de forêt le sort qu’auraient pu prédire à Bagnères ou à Ems les premiers explorateurs des Gaules et de la Germanie. Les sangsues devenaient un véritable fléau. Nombreuses comme les feuilles mortes sur lesquelles elles font sentinelle, elles accourent du plus profond des bois, rapides comme des vampires, se suspendent par grappes au corps qu’elles épuisent, s’insinuent entre les doigts de pied, ne tombent qu’une fois repues, laissant aux membres une piqûre envenimée qui se change bientôt en ulcère. Les indigènes nous conseillèrent d’emmancher au bout d’une badine flexible un tampon de tabac détrempé. Ce fut en effet une baguette magique. Il suffisait d’en toucher la sangsue pour jouir à l’instant de l’agréable spectacle de son agonie ; mais ce moyen exigeait une surveillance constante et fut vite abandonné. Comme des hommes forcés de rester assis dans une fourmilière, il nous fallait prendre patience et