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complaisantes ? Ce ne sont pas même certaines scènes où l’auteur, décidé à tout dire, ne reculait point devant les détails cyniques ; M. Flaubert n’avait-il pas des prédécesseurs et des maîtres en ce genre de descriptions ? Ce qui a fait scandale, c’est l’indifférence de sa pensée. On souffrait de voir une personne humaine, même la plus misérable et la plus vile, travaillée si curieusement par ce scalpel. On s’indignait de ne découvrir chez l’auteur aucun mouvement de l’âme, colère ou pitié, indignation ou sympathie, et cette froideur semblait un parti-pris de blesser en nous l’humanité. Dans un cadre tout différent, avec son luxe de science archéologique très souvent appliquée à faux, avec ses reconstructions fantastiques de l’ancienne Carthage, avec ses images de sang et de luxure, le réalisme épique de Salammbô présentait le même caractère de fantaisie inhumaine. Quel était donc cet écrivain qui, combinant son œuvre avec tant de soin, y demeurait si complètement étranger ? Que signifiait cette peinture impassible ? Était-ce un jeu, un défi, une prétention, ou bien fallait-il y voir le résultat d’un système, l’expression d’une philosophie cachée dont les principes se dévoileraient quelque jour ?

La publication d’un nouveau roman de M. Gustave Flaubert est donc bien faite pour piquer la curiosité. Tandis que les lecteurs vulgaires, alléchés par les licences où s’est trop souvent complu le talent descriptif de l’auteur, n’y chercheront que le scandale, d’autres voudront savoir si M. Flaubert a révélé dans ce nouveau livre ce que j’appelle sa philosophie, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait du monde et de la destinée humaine. Quant à nous, voilà le seul intérêt qui nous ait soutenu dans cette longue et ennuyeuse lecture. Que l’ingénieux écrivain veuille bien excuser notre franchise ; au milieu de ces aventures communes, de ces détails insignifians, de ces descriptions sans fin, quelle que fût la valeur de certaines pages, nous aurions eu grand’peine à persévérer jusqu’au bout, si nous n’avions eu l’espoir de découvrir le fond de sa pensée. Le titre indique déjà une visée morale. On ne parle pas d’éducation sans avoir un principe et un but. Le romancier qui s’occupe de l’éducation du cœur ne peut s’enfermer dans une indifférence énigmatique, car cette indifférence même en pareille matière serait l’indice d’un système, — l’application d’une doctrine. Ainsi, quelque parti qu’il prenne dans la question qu’il soulève, il faudra bien qu’il arrive à une conclusion ; nous saurons enfin s’il y a pour lui des devoirs à remplir, des écueils à éviter, un idéal à poursuivre, nous saurons ce qu’il pense du mystère de la vie. C’est avec cette curiosité que nous venons de lire le roman de M. Gustave Flaubert, et nous croyons ne pas nous tromper en affirmant que l’inspiration de son œuvre est une sorte de misanthropie gouailleuse. A ses yeux, la vie