Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/1041

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1035
REVUE. — CHRONIQUE.

M. Schweitzer, de son côté cependant, continue à tenir bon, et ne se laisse pas si aisément déposséder. Il garde des adhérens assez nombreux et a son centre d’action, sa vraie citadelle à Berlin, où il exhibe ses drapeaux rouges et ses drapeaux noirs sans trop molester la police, où il proclame plus que jamais la nécessité de maintenir l’unité du parti ouvrier pour marcher à la conquête du monde. N’importe, voilà pour lie moment trois ou quatre unions socialistes se débattant comme des tronçons qui auront quelque peine à se rejoindre, et ces démocrates teutons sont à coup sûr plus irréconciliables entre eux qu’ils ne le sont vis-à-vis de leurs gouvernemens.

Il y a, par exemple, un point où les socialistes allemands de toutes les nuances se rencontrent merveilleusement, et M. Schweitzer crie aussi fort que les autres. Ils sont tous d’accord pour faire la guerre au radicalisme bourgeois, aux progressistes, aux économistes, suspects de relations criminelles avec le capital et avec les classes éclairées. Leur bête noire surtout est M. Schulze-Delitsch, qu’ils appellent avec un suprême dédain « l’apôtre de l’épargne, » qui a le grand tort à leurs yeux de détourner les ouvriers du courant socialiste pour les rattacher au système bienfaisant de la coopération dans la liberté, et qui a le tort plus grand encore d’obtenir les plus sérieux succès. Les députés progressistes ou radicaux de Berlin ont fort à faire eux-mêmes pour se garantir des avanies qu’on leur ménage de temps à autre. On envahit leurs réunions, on les empêche de parler et au besoin on les juge sommairement, à peu près comme le tribunal démocratique du boulevard de Clichy jugeait, il y a quelques mois, nos députés de la gauche. C’est ce qui est arrivé plus d’une fois à Berlin depuis quelque temps, et notamment dans une des dernières réunions, dont a été victime un des plus anciens apôtres du radicalisme, le vieux docteur Jacoby. Le « sage de Kœnigsberg, » ainsi qu’on l’appelait autrefois, n’a pu même se faire entendre dans cette réunion, qui avait été préparée par la démocratie bourgeoise de Berlin et qui a été bientôt envahie par une tourbe bruyante à la suite de M. Schweitzer. On a fait tout au plus au sage Jacoby la grâce de reconnaître que malgré son grand âge il faisait quelques efforts pour s’assimiler les vérités socialistes, et M. Schweitzer, resté maître du terrain, a déclaré une fois de plus que « la guerre sociale est une nécessité, qu’il faut la faire sans trêve et sans merci, afin d’amener la grande association productive de l’humanité. » On parle, à ce qu’il paraît, ce langage à Berlin comme à Paris ; il est vrai qu’en Prusse comme en France il y a encore quelque distance entre la parole et l’action.

Assurément ce serait une singulière puérilité de chercher un lien secret entre M. de Bismarck et M. Schweitzer et de voir dans ce dernier un complice inavoué du gouvernement prussien, comme l’en accusent ses adeptes d’hier. Il est bien clair seulement que M. de Bismarck n’est pas homme à s’effrayer de ces menées socialistes, qu’il se sent parfaite-