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en France on commençait à se lasser du vampire insatiable qui menaçait tout le monde et ne guérissait aucun des maux de l’église, qui se l’était appliqué comme un remède héroïque. La foi en l’église elle-même, comme institution parfaite et infaillible, périclitait, et les inquisiteurs se plaignaient au saint-siège des difficultés croissantes que leur opposaient les pouvoirs et les clergés locaux ; mais ceux-là mêmes qui doutaient de l’église ou qui penchaient vers la tolérance des opinions religieuses n’entendaient pas qu’on laissât un libre cours aux maléfices du diable et de ses agens. C’est alors que parut la fameuse bulle Summis desiderantes, par laquelle Innocent VIII ajoutait aux pouvoirs des officiers de l’inquisition celui de poursuivre les auteurs de sortilèges et de leur appliquer les règles qui jusqu’alors n’avaient frappé que la depravatio hœretica. Longue est la liste des maléfices énumérés par la bulle pontificale, depuis les tempêtes et les dévastations des moissons jusqu’aux sorts jetés sur les hommes et les femmes pour les empêcher de perpétuer l’espèce humaine. Armés de cette bulle qui fulminait contre les récalcitrans les peines les plus sévères, qui fut confirmée par d’autres offices de même origine et de même tendance, les inquisiteurs Henri Institoris et Jacob Sprenger rédigèrent ce Marteau des sorcières, — Malleus maleficarum, — qui fut longtemps pour toute l’Europe le code classique de la procédure à suivre contre les individus soupçonnés de sorcellerie. Ce livre reçut la sanction pontificale, l’approbation de l’empereur Maximilien et celle de la faculté théologique de Cologne. La lecture de ce pesant et ennuyeux traité ne tarde pas à donner le frisson. Cette étude prolongée du faux tenu pour vrai, ces sophismes perpétuels, la pédantesque naïveté avec laquelle les auteurs ressassent tout ce qui peut donner une ombre de vraisemblance à leurs mauvais rêves, la froide cruauté qui dicte leurs procédés et leurs arrêts, tout remplirait le lecteur moderne de répulsion, s’il n’avait le devoir de traduire à la barre de l’histoire l’une des aberrations les plus lamentables qui aient faussé la conscience de l’humanité. On trouve réponse à tout dans cet affreux grimoire. On y voit pourquoi le diable[1] donne à ses serviteurs le pouvoir de se changer reali iransformatione et essentialiter en loups et autres bêtes dangereuses, pourquoi c’est une hérésie que de nier la sorcellerie, comment les incubes et succubes s’y prennent pour en venir à leurs fins, quomodo procreent, pourquoi l’on n’a jamais vu tant de sorciers qu’au temps présent, pourquoi David chassait déjà le démon tourmenteur de Saül en lui montrant sa harpe, qui ressemblait à une croix, etc. S’il y a plus de sorcières que de sorciers,

  1. Les auteurs enseignent gravement que le mot diabolus vient de dia ou duo, et de bolus, quod est marcellus, parce que le diable, disent-ils, tue deux choses, scilicet corpus et animam.