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L’expédition avait dépassé une chaîne de montagnes à travers laquelle le fleuve s’est ouvert un passage, et qui, venant du cœur de l’Arabie, se continue au-delà de l’Euphrate à travers la Mésopotamie. Peu après, elle parvint à Deir, petite ville en pisé située sur le sommet d’une colline, — où elle dut stationner pour dresser la carte du fleuve jusqu’à cet endroit et l’envoyer en Angleterre. Elle se remit en route le 18 mai. Le 21, vers une heure et demie, un peu au-dessus d’Annah, elle fut surprise par une trombe des plus violentes. « En quelques minutes, dit le rapport du commandant de l’Euphrate, d’énormes nuages noirs rayés d’orange et de jaune se précipitèrent sur nous au moment où nous traversions les roches d’Is-Geria, contre lesquelles nous risquions d’être brisés ; nous en étions si près qu’il était impossible de virer de bord, et qu’il fut jugé plus prudent de continuer la route. Le coup de vent venant de l’ouest-sud-ouest, nous cherchâmes à atteindre la rive gauche ; mais au moment où nous prêtons le flanc au courant, l’ouragan nous emporte, nous fait talonner et nous précipite sur le Tigre, que nous ne pouvons éviter qu’à grand’peine en faisant machine arrière. Le vent était violent, l’atmosphère obscurcie par des tourbillons de sable. Aussitôt que le bateau touche le bord, quelques hommes y sautent immédiatement, et le fixent au rivage au moyen d’ancres et de chaînes ; encore fallait-il faire marcher la machine pour l’empêcher d’être emporté. Pendant ce temps, le Tigre, pris en flanc, chassé devant nous, talonnant avec force, fut précipité contre le rivage, où il s’entr’ouvrit, puis ramené au milieu du fleuve, où il coula. Quand il toucha le fond, il chavira et se retourna la quille en l’air. »

Quinze personnes seulement, parmi lesquelles le colonel Chesney, furent jetées sur le rivage et sauvées ; les autres, au nombre de vingt, furent englouties. En présence de ce désastre, le colonel Chesney dut aviser et se demander s’il ne fallait pas revenir sur ses pas. Il était alors à mi-chemin de l’Océan indien et de la Méditerranée ; mais il avait perdu un navire, l’argent de l’expédition et un grand nombre d’hommes : il dut donc s’assurer si le moral des survivans n’était pas trop ébranlé pour affronter de nouvelles épreuves. Il rassembla ses officiers, leur exposa la situation, et leur fit alors connaître l’intention du gouvernement à l’égard de l’expédition. Tous furent d’avis qu’il était de l’honneur de l’Angleterre de la continuer, et, pour en diminuer les dépenses, ils proposèrent le sacrifice de leurs appointemens. Il fut donc décidé qu’à Annah les hommes de l’équipage du Tigre seraient renvoyés, et qu’après avoir reçu de nouveaux fonds de Bagdad, l’Euphrate continuerait la descente.

C’était là que cinq années auparavant le colonel Chesney s’était embarqué sur son radeau ; il va revoir les mêmes paysages, les îles