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doit également profiter d’une entreprise, la nationalité des capitalistes est de peu d’importance, — et puisqu’il est bon pour tous que l’influence européenne introduise la civilisation dans des contrées où règnent aujourd’hui le fanatisme et l’ignorance, il serait puéril à la Russie de vouloir s’y opposer, parce que cette tâche serait remplie par d’autres qu’elle.

Ces réflexions peuvent s’appliquer également à la France, dont l’intérêt dans cette circonstance est d’accord avec celui de la civilisation. En se plaçant au point de vue exclusivement français, on a prétendu que l’ouverture de ce chemin de fer nuirait au canal de Suez, et déprécierait une entreprise nationale. Il n’en est rien ; le canal et le chemin de fer répondent à des besoins différens, et ont chacun leur raison d’être. Le dernier aura pour effet de desservir la Perse et l’Asie-Mineure, dont tout le commerce se fait aujourd’hui à dos de chameau ; il raccourcira beaucoup la route de l’Inde pour les voyageurs et les marchandises précieuses, qui peuvent supporter de nombreux transbordemens, mais il laissera au canal tout le commerce maritime de l’Arabie, de l’Inde et de l’extrême Orient. En somme, ces deux entreprises ne se nuiront pas plus que le chemin de fer du Nord ne nuit à celui de l’Est ; elles se prêteront au contraire un concours réciproque : elles auront chacune leur part, et cette part est assez belle pour qu’elles n’aient absolument rien à s’envier.

Quelques personnes ont manifesté la crainte que, si le chemin de l’Euphrate était exploité par une compagnie exclusivement anglaise, celle-ci n’appliquât des tarifs de faveur aux marchandises anglaises, afin de chasser celles des autres pays des marchés de l’Asie et d’assurer aux premières le monopole de ce débouché. C’est là, ce nous semble, une crainte bien illusoire. Que la compagnie soit anglaise ou française, tant qu’elle restera particulière, son but sera de faire les plus grands bénéfices possibles, et elle établira ses tarifs en conséquence, tarifs qui d’ailleurs seront soumis à l’approbation du gouvernement. Les actionnaires ne se placent pas généralement à un point de vue d’étroit patriotisme, el il est douteux qu’ils consentent à diminuer leur trafic par l’exclusion des étrangers pour assurer aux fabricans de Manchester des bénéfices plus considérables. Ce sont là des argumens qui rappellent ceux que faisaient autrefois les protectionistes, lorsqu’ils prétendaient que l’intention des Anglais demandant le libre échange était d’inonder nos marchés de leurs produits vendus à perte, et de faire tomber ainsi nos fabriques. A-t-on jamais vu des gens se ruiner de gaîté de cœur rien que pour nuire à leurs voisins ? Nous avons en France des compagnies anglaises de diverses espèces ; il y a celle du câble