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Domitien marcha contre eux, les trouva en armes, fut attaqué, battu à plate couture et prit la fuite. Éperdu, anéanti, guéri à jamais de sa passion et de ses chimères, il voulut quitter à tout prix le théâtre de la guerre ; pour chasser les images sinistres et les soucis, il ne garde ni mesure ni vergogne. Il fit demander au décébal Diurpanéus une paix qu’il lui avait précédemment refusée ; il le supplia de rendre quelques prisonniers et quelques armes ; en échange, il lui donna des sommes considérables, lui promit des ingénieurs et des ouvriers habiles, et s’engageait à lui payer un tribut régulier.

C’était la première fois qu’un général romain traitait après une défaite ; c’était la première fois que Rome payait un tribut. Reine des nations civilisées, elle allait s’humilier chaque année devant des peuplades grossières et sans gloire ! Ni les impostures du piteux imperator, ni le triomphe qu’il se fit décréter, ni le surnom de Darcicus qu’il s’arrogea, mais n’osa graver sur ses monnaies, ne firent illusion aux citoyens. On connut bientôt la vérité entière, et aucun flatteur, même parmi les historiens, n’a pu nier ce traité sans précédens dans les fastes de Rome. Le tribut fut payé ponctuellement pendant tout le règne de Domitien. Ce fut Trajan qui rejeta cet opprobre et rétablit l’honneur des légions. Pour effacer jusqu’au souvenir de la lâcheté de son prédécesseur, il réduisit la Dacie en province romaine.

Dès lors Domitien fut perdu. La honte, la rage, un désespoir incurable, l’envahirent à jamais. Il sentait peser sur lui l’indignation muette de ses sujets et le mépris de l’univers. L’orgueil était la seule force d’une âme profondément corrompue : quel orgueil avait été plus ouvertement confondu et soumis à des souffrances plus aiguës ? L’âcreté native du tempérament, le désordre des passions, le désir de se venger, la méchanceté, prirent un essor fatal. Tout homme devint un ennemi, parce qu’il était un juge. Tout regard parut une attaque, tout sourire une insulte. Il ne put supporter la vue d’Agricola, quand il revint victorieux de la Grande-Bretagne ; il ne lui adressa pas une parole, ne le laissa vivre que parce qu’il s’enferma dans une villa éloignée, et apprit sa mort avec une joie indécente que hâtèrent des courriers échelonnés sur la route. En vain il cherchait la solitude : la solitude le livrait aux suggestions implacables de sa mémoire, et faisait revivre les scènes d’un honteux passé. En vain il se fit élever, des statues d’or ou d’argent jusqu’à encombrer les degrés et les issues du Capitole, en vain il se fit appeler seigneur et dieu par des sujets qui tremblaient devant lui : il savait que ces statues étaient celles d’un poltron, que le seigneur était un vaincu, et que le dieu payait tribut à quelques barbares devant lesquels il avait fui ! En fallait-il davantage pour empoisonner son cœur, le remplir de fiel, de soupçons, de ténèbres, et