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ardente sous Domitien. Les philosophes et les femmes qui glorifient l’abstention politique sont exilés. Artéraidore, Épictète, Télésinus, sont chassés de Rome ; Dion Chrysostome ne trouve d’asile que chez les Gètes ; Pompusiana Gratilla, digne amie de Fannia et d’Arria, est bannie avec ces stoïciennes illustres, sans que leur exemple empêche la stoïcienne Sulpicia de composer ses vers. Hermogène de Thrace est condamné à mort parce qu’il a écrit une histoire trop hardie, et les copistes qui ont répandu ses manuscrits sont mis en croix. Partout le sang coule ou pour la foi ou pour la libre pensée : aussi lorsque Domitien, acharné contre des innocens, découvre une conspiration véritable ou les fauteurs d’une rébellion, ne lui reste-t-il plus qu’à inventer contre les coupables de si affreux supplices que la langue, autant que la pudeur, se refuse à les décrire.

Détournons donc nos regards de ce tableau pour contempler un spectacle plus consolant, le châtiment du bourreau lui-même. Domitien avait trop de clairvoyance pour ne pas sentir le poids de la haine, sinon du remords ; il avait trop d’imagination pour ne pas être entouré de fantômes et d’idées terribles. Il a été le plus intelligent et le plus malheureux des tyrans de Rome. Tibère du moins avait pour s’étourdir les débauches de Caprée, Caligula sa jeunesse et sa folie, Néron le théâtre et l’ivresse. Domitien était sobre, réfléchi, solitaire. Retenu par une timidité native et par l’orgueil, il usait toutes les ressources de son esprit à se torturer lui-même. Son âme était dévorée par la défiance, la jalousie, les angoisses. La superstition, appui suprême des cœurs faibles, ajoutait à ses alarmes ; les prédictions des astrologues lui montraient partout du danger. Si l’insomnie redoublait autour de lui le vide et le silence des nuits, la peur ne rendait pas les journées moins amères, car, se sachant détesté de tous, il ne voyait de toutes parts que des ennemis. Il n’osait interroger en secret les prisonniers qu’en tenant leurs chaînes dans ses mains ; il fit périr Epaphrodite, l’affranchi de Néron, pour enseigner à ses domestiques qu’on ne doit même pas aider son maître à mourir. Il en vint à faire garnir les portiques de son palais, sous lesquels il se promenait d’habitude, de plaques transparentes[1] dont les reflets lui permettaient de surveiller tout ce qui se passait derrière lui.

Il succomba cependant sous les coups de ses propres serviteurs. Il fallut une révolution de palais pour délivrer les Romains : ils étaient incapables de s’affranchir eux-mêmes après un siècle entier d’abaissement politique et de dissolution sociale. L’impératrice Domitia surprit une liste de proscription où son nom était gravé le

  1. C’était une sorte de marbre ou d’albâtre qu’on appelait phengites, Pline en parle ; on le tirait de Cappadoce.