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massacrées, parce que rien ne laisse moins de trace sur la terre que l’homme lui-même : la plus chétive de ses œuvres atteste son existence par des débris ; de lui, il ne demeure rien. On s’occupait du reste activement de réparer les murailles de la ville, et de creuser autour un large fossé ; sur la plate-forme, on accumulait de distance en distance des pierres destinées à lapider l’ennemi, et l’on faisait tous les jours l’exercice à feu. Les armes de siège sont des tubes en fer gros et longs, moitié couleuvrines, moitié fusils. Un soldat sert d’affût, un second pointe, et le troisième, qui a en main la mèche allumée, met le feu. Tout se préparait donc pour un prochain assaut. Les murs nous ont paru de force à le soutenir ; ils sont épais, construits en belles briques et en grès ; les portes, doublées de fer, résisteront, si elles ne sont pas battues par une artillerie trop redoutable. Quant aux fautes contre l’art qu’a illustré Vauban, la forme mauvaise de l’enceinte, l’absence de bastions, de plongées d’escarpe et de contrescarpe, il ne m’appartient pas d’en parler. Le cabinet du gouverneur ressemble à la tente d’un général d’armée : à chaque instant, des courriers y arrivent, des estafettes en sont expédiés ; lui-même déploie une activité surprenante, peut-être même l’assurance que lui donne son revolver va-t-elle le décider à prendre l’offensive. Il a reçu d’ailleurs de Birmanie une certaine quantité d’armes européennes, parmi lesquelles se trouve un fusil de munition russe, pris probablement à Sébastopol par les Anglais.

Des files nombreuses de chevaux et de mulets entrent incessamment dans la ville, apportant du coton, du bois à brûler, et surtout du riz qu’on emmagasine, en prévision d’un siège, dans des greniers d’abondance. La classe riche a complètement déserté cette cité menacée, les gros négocians ont pris la fuite ; il n’y reste qu’un peuple de marchands, de fonctionnaires et de soldats. Cordonniers, épiciers, pharmaciens, tailleurs, débitans d’opium, petits artisans de toute espèce bravent les chances de la guerre pour gagner quelques milliers de sapèques. C’est une bonne fortune pour nous, et, tandis que nous mettons à nos pieds des chaussures indigènes, les hommes de notre escorte nous taillent dans du drap venu de Birmanie des vêtemens de forme européenne, car nous sommes jaloux d’affirmer notre nationalité par la coupe de nos habits et de nos cheveux. Nos fournisseurs chinois n’y contredisent pas d’ailleurs ; il leur suffit qu’argent et sapèques soient de bon aloi. En attendant notre départ, je visitai les boutiques, où je restais parfois des heures entières, heureux de voir fonctionner tant de métiers divers, dont aucun n’existe dans le Laos, et qui sont un des signes de la vie en société. Souvent aussi, quand je me promenais dans la ville, des bourgeois m’invitaient à entrer chez eux pour y prendre une tasse de thé, offre qui est en Chine, comme celle du café dans le Levant,