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si compliqués, qui n’étaient à l’origine que la représentation même des objets, ont une signification identique.

La veille du jour fixé pour notre départ, un message du gouverneur vint prier le chef de l’expédition d’attendre jusqu’au surlendemain. Habitué à ces lenteurs, M. de Lagrée employa le même moyen qu’au Laos, et simula une grande colère. Après de longues explications, nous comprîmes enfin que c’était là, de la part du mandarin, une démarche toute courtoise, une formule de politesse obligée. Il était de bon goût de se montrer chagrin de notre départ et d’essayer de gagner au moins vingt-quatre heures. Si le désir de nous retenir plus longtemps chez elles, désir exprimé d’une façon si inattendue par les autorités, n’était de la part de celles-ci qu’un raffinement d’urbanité, la population était animée par un sentiment bien plus sincère. Pendant toute la durée de notre séjour à Seumao, la cour de notre pagode n’avait pas cessé d’être encombrée d’infirmes, de malades, de blessés, auxquels le docteur Joubert distribuait libéralement des remèdes, des conseils et des soins. Là comme partout, la maladie était la triste compagne de la misère, les ulcères se montraient surtout sous les haillons, et notre établissement n’était pas à certaines heures sans quelque analogie avec la Cour des Miracles. Un employé du palais qui s’était échappé au moment de recevoir une correction pour quelque peccadille avait été poursuivi par les soldats, forcé comme un lièvre et littéralement haché tandis qu’il gisait à terre, épuisé et sans défense. Couvert de plaies profondes, il fut laissé pour mort. Nous l’avions recueilli, et des pansemens répétés améliorèrent bientôt son état. Devant ce prodige de la chirurgie européenne, la joie des parens du malade ne fut égalée que par leur reconnaissance. Notre réputation était faite quand il fallut partir, et nous eûmes la satisfaction de laisser derrière nous bien des regrets et des sympathies.

Les porteurs de nos bagages sont de pauvres diables qui n’ont pas pu, en finançant avec le chef chargé de nous conduire, échapper à cette dure corvée. Le commandant de l’escorte est un mandarin d’ordre inférieur, bien nourri, coiffé d’un large chapeau de paille aux bords retombans, mollement assis sur de nombreux coussins et le talon dans les étriers. Ce guerrier est une sorte de Sancho Pança à cheval. Quant à nous, nous ne sommes pas assez riches pour nous payer cette monture. Devant lui, marchent plusieurs bannières rouges ; derrière, quelques soldats ayant, les uns une lance sur l’épaule, les autres un fusil en bandoulière. Ceux-ci approchaient de temps en temps la mèche fumante du bassinet rempli de poudre, comme des hommes qui ont l’ordre de ne rien négliger pour effrayer l’ennemi. Il paraît que nous étions fort exposés à rencontrer des bandes ; aussi chargeâmes-nous nos armes, car notre escorte