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deux heures une pente si escarpée, qu’une poignée d’hommes résolus, cachés sur les hauteurs, pourrait y arrêter une armée, et l’ennemi n’a pas paru. La route, creusée en corniche au flanc des montagnes, était suspendue au-dessus de gorges profondes et resserrées ; nous cheminions à travers le brouillard, retrouvant jusque dans la végétation l’aspect sévère des régions septentrionales ; mais le Yunan est, sous ce rapport, le pays des plus surprenans contrastes. Au sortir d’un col étroit, la vue d’une plaine immense traversée par un grand fleuve nous ravit d’admiration. Le soleil, déchirant le rideau des brumes, inondait de clartés un des plus beaux paysages qu’il soit possible de rêver. Deux plans de montagnes hautes et arides, avec ces teintes grises et chaudes particulières à l’Orient, limitaient l’horizon devant nous ; des ravins dessinés régulièrement par les eaux marquaient ces colosses de rides profondes où la roche se montrait à nu, comme la charpente osseuse d’un géant ; le Sonkoï roulait tout auprès ses eaux jaunes entre deux rives de sable blanc ; la ville de Yuen-kiang, assise au bord du fleuve, était entourée de riz à demi coupés, de bois d’aréquiers, de champs de cannes à sucre, qui donnaient à la plaine une incroyable richesse de nuances admirablement fondues et comme noyées dans des flots de lumière. Nous fûmes longtemps à descendre jusqu’à la chaussée, qui nous conduisit aux portes de la ville. Là, tous les mandarins nous attendaient en habits de cérémonie. Des bannières de toutes les couleurs flottaient au vent, le bruit des pétards et des coups de fusils se mêlait au son des gongs de bronze et aux notes lugubres d’une longue trompette en cuivre assez semblable à celle dont useront, s’il faut s’en rapporter à Michel-Ange, les anges de service au jour du dernier jugement. On ne nous avait jamais fait une réception aussi solennelle ; il fallait porter haut la tête et toiser la populace pour lui imposer des sentimens de respect, car nous étions dans un pitoyable équipage.

La température s’était élevée, il nous semblait que nous étions descendus dans une région privilégiée, séparée du reste du monde. C’était l’effet de nos courses fatigantes à travers les montagnes, c’était ce que j’appellerai l’enivrement du soleil et de la plaine. Nous avions tout à souhait dans cette oasis, jusqu’à de la paille pour dormir. Non contens de s’être transportés au-devant de nous, les mandarins voulurent encore nous faire les premières visites. Ils arrivèrent précédés, suivant l’usage, de soldats portant ces papiers rouges où sont inscrits les noms et qualités de leurs maîtres, et suivis de valets conduisant un porc, un bouc, des chapons, et chargés en outre de ballots de thé et d’oranges mandarines. Quand nous allons rendre sa visite au gouverneur, celui-ci nous fait le plus cordial accueil. Il nous présente son fils, marmot encore à la