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REVUE DES DEUX MONDES.

voyas, m’as-tu dit, un adieu désespéré à ta mère et à moi. Tu fus pourtant miraculeusement sauvé : une barque put te prendre au niveau de la dunette déjà inondée et n’être pas entraînée dans le gouffre que creusait le navire en s’abîmant. — Depuis, tu as connu des situations non moins dramatiques et plus poignantes encore par leur durée ; après cette vie terrible, voilà que tu viens faire réveillon avec nous, à la même heure où tu touchas l’écueil. Quel contraste ! Une famille sédentaire rassemblée la nuit dans une vieille maison, au milieu des plaines couvertes de neige, le silence solennel du dehors, le feu qui pétille au dedans pour accompagner les rires des enfans, jeunes oiseaux qui n’ont pas encore quitté le duvet du nid, — comme te voilà loin des terribles archipels de la côte d’Afrique et des pirates féroces de la mer des Indes !

Laissons le passé douloureux sombrer dans l’abîme, et que les naufrages de l’âme nous soient épargnés ! Des voix aigres et chagrines crient, autour des horizons voilés, que le monde périt, que les pouvoirs s’effondrent, que les flots montent et que le navire social ne sera bientôt plus qu’une épave ; mais ceux dont le cœur ne s’est pas éteint dans la crainte sentent la vitalité universelle, dont le souffle puissant les soutient et les porte. La rive est-elle loin ? Pourquoi le demander ? Nul ne le sait ; mais tous peuvent agir, et ceux-là agiront bien qui aiment toujours la patrie et croient encore à la perfectibilité humaine.

Amitié et bénédiction sur toi.

George Sand.
Nohant, décembre 1869.


PREMIÈRE PARTIE



Malgrétout, février 1864.


Ma chère Mary, puisque vous l’exigez, je vous ferai le récit fidèle de l’unique roman de ma vie. Cette vie aujourd’hui solitaire, exempte, hélas ! des doux soins et des chers devoirs de la famille, me laisse de tristes loisirs pour la rédaction de cette pénible aventure, vraiment fatale pour moi, quoiqu’il vous plaise d’y voir pour votre amie les élémens d’un meilleur avenir. Vous perdrez cette illusion et vous renoncerez à me la suggérer quand vous saurez quelles amertumes ont à jamais brisé mon cœur.