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du but sans l’y mener encore. Tel est le poème de la Nuit de Noël et le jour de Pâques, Christmas-Eve and Easter day, où l’auteur met en scène une chapelle presbytérienne, une leçon de théologie par un libre penseur d’Allemagne, une solennité catholique à Saint-Pierre de Rome. Nous n’insistons pas sur ces trois perspectives en panorama, sur ces trois changemens à vue que l’auteur se donne à lui-même au fond du théâtre de sa pensée. Cela est ingénieux et vivant, mais le poète n’a pas encore atteint sa forme de prédilection. D’ailleurs la Revue a déjà entretenu ses lecteurs de cet ouvrage, ainsi que du Paracelsus[1]. Un autre volume de cette époque appelle plus particulièrement notre attention, c’est celui des Dramatic lyrics, qui porte des marques décisives de l’originalité de M. Browning. Il se compose de petits récits dramatisés et de petites scènes sous forme de monologues.

Un des plus remarquables est celui de l’Evêque qui commande sa tombe dans l’église de Sainte-Praxède (the Bishop orders, etc.). De l’avis de M. Ruskin, grand connaisseur en matière de moyen âge, il n’y a pas dans la littérature moderne de page où l’esprit du XVe siècle soit mieux saisi. Si le mélange du profane et du sacré, de la foi et des vanités païennes, du dogme chrétien et de la morale relâchée, était l’expression fidèle de ce siècle jeté comme une transition entre le passé et les temps modernes, M. Ruskin n’aurait pas tort. À son lit de mort, le bon évêque rassemble ses héritiers, dont les liens de parenté avec lui ont exercé les méchantes langues, bien que tous datent d’une époque qui met à l’abri la réputation du prélat. Il leur donne des instructions pour sa sépulture. Un certain rival, jaloux de ses dignités, après avoir dans la vie mondaine été jaloux de ses succès d’une autre sorte, a obtenu la place ambitionnée par lui pour sa tombe, la bonne place pour voir et pour être vu dans l’église. L’intrigant ! il est mort le premier pour prendre les devans. Le monument funéraire de celui-ci est passable, on peut lui accorder cela ; mais l’inscription est en mauvais latin, du latin d’Ulpien, tout au plus. Le tombeau de l’évêque sera de marbre rose ; cela n’est pas assez beau, il sera tout de jaspe : non, après réflexion, qu’on le fasse tout entier en lapis-lazuli, avec des bas-reliefs de bronze représentant des saints, Moïse et les tables de la loi, Pan poursuivant une nymphe, enfin avec une inscription du latin cicéronien le plus pur. Certes c’est une pensée assez douce encore de reposer là durant les siècles, d’entendre le murmure pieux des oraisons de la messe, de voir tous les jours consacrer et recevoir le pain mystique, de sentir la flamme des cierges, de goûter

  1. Voyez l’étude sur Browning dans la Revue du 15 août 1851.