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qu’elle met en évidence non-seulement lui-même, mais encore tous ceux qui ont suivi ses leçons ? Nous essaierons de découvrir l’homme sous l’artiste. Les Grecs ont dit que chaque homme est à lui-même son propre statuaire, que la profession, les habitudes, la manière d’être, l’humeur, les passions, modèlent le masque et achèvent lentement, mais sûrement la statue. Prenaient-ils leur affirmation au sérieux ? Non point absolument. En tout cas, pour l’artiste dont nous nous occupons aujourd’hui, il n’y a point d’exagération à prétendre, qu’il s’est fait lui-même. À l’attitude, à la physionomie, on en devinerait quelque chose. Sur chacun des traits est marqués une volonté qui fut ardente, qui demeure puissante et contenue, dont il n’est point fait étalage. L’observation, la portée de la vue, la perception nette, y sont accentuées également. Là est l’homme presque tout entier. La passion n’est pas refroidie et le feu couve encore en ce foyer qui ne lance point d’étincelles, qui ne montre point de flammes. Cette face calme, impassible, rassérénée peut-être à la longue par le sentiment de la force exercée et de la supériorité conquise, accuse la résistance obstinée, la lutte avec la chimère et avec la vie, l’éducation chèrement achetée, gagnée sur le temps qu’on donne si souvent à d’autres soins, payée au besoin par les veilles ; avec cela, l’analyse, la méthode, une réserve naturelle d’abord, venue plus tard de la domination de soi-même, puis le dédain, ou, pour ne rien farder, le mépris de certains obstacles, de certaines choses et de certains hommes.

M. Barye est de la fin du siècle dernier. Il a donc fourni une longue carrière, qui suffirait à honorer plus d’un artiste. La sienne paraît loin d’être terminée. Titien peignit jusqu’à cent ans, toujours assidu et tenant le pinceau d’une main ferme. Ce n’est pas la caducité, c’est la peste, qui vint arracher à ses travaux le vieux Florentin. Il était de ces hommes qui n’ont pas d’âge, ne s’étant pas usé tout entier durant sa jeunesse. Peut-être M. Barye a-t-il quelque chose de cette organisation enviable. Ce n’est pas que l’existence lui ait été clémente, qu’il n’ait eu que la peine de naître, qu’il lui ait suffi de tenter pour réussir. À son début, il n’a pas été proclamé prodige, les suffrages lui sont venus tard, l’amertume et la malveillance ne lui ont pas manqué. Presque enfant encore, on l’avait mis en apprentissage chez un maître graveur, un fabricant de matrices d’acier pour ces pièces estampées de cuivre mince et brillant, sorte d’ornemens de clinquant argenté ou doré, plus souvent placage, où le métal de peu de valeur reste apparent et nu. Il prit donc part à la confection des moules à boutons, des ceintures, des garnitures de shakos, des figures de canons, de grenades et de couronnes, de tout ce qui constitue l’appareil et le harnais guerrier, que lui-même il devait porter quelque temps.