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dessus Decamps, dont l’existence offre des vicissitudes et des traverses qui ne sont pas sans analogie avec celles de M. Barye. Il est toujours intéressant de surprendre un artiste en flagrant délit de critique, plus intéressant encore d’entendre un peintre convaincu faisant un retour sur son propre passé et prononçant un arrêt motivé sur un de ses confrères. Decamps parle de sa Défaite des Cimbres. « J’essayai divers genres, dit-il ; lorsque j’exposai cette grande esquisse de la Défaite des Cimbres, je pensai fournir un aperçu de ce que je pourrais concevoir ou faire. Quelques-uns, le petit nombre, la parcelle, approuvèrent fort ; mais la multitude… » La multitude ne pouvait guère approuver ; son éducation en ce genre est trop négligée. « Je demeurai, continue-t-il, claquemuré dans mon atelier, puisque personne ne prenait l’initiative de m’en ouvrir les portes, et malgré ma répugnance primitive je fus condamné au tableau de chevalet à perpétuité… Je forçai ma nature. Sans doute les chétives productions qu’enfantait mon génie étaient peu propres à donner de mon imagination une idée bien relevée… J’exposai, il y a une dizaine d’années, une série de dessins vivement exécutés (Histoire de Samson) ; j’espérais démontrer que j’étais susceptible de développemens… Les dessins furent loués ;… mais ni l’état, ni aucun de nos Mécènes opulens n’eurent l’idée de me demander un travail de ce genre. Et pourtant l’esprit d’invention ne me manquait pas… Sans me mettre au niveau de cet excellent artiste, j’eus le sort de Barye. Ce génie piquant et original,… qui eût décoré nos places de monumens uniques dans le monde, se trouva trop heureux de pouvoir formuler ses idées dans les proportions d’un surtout d’un usage impossible… Il est triste de constater qu’un talent, qui seul peut-être eût pu doter son pays d’un monument vraiment original, se vit réduit à la fabrication de serre-papiers… » — Le mot de serre-papiers est un peu dur, exagéré, nous nous en convaincrons plus loin. — « Quant à moi, ajoute Decamps, la nécessité où je me suis trouvé de ne produire que des tableaux de chevalet m’a détourné de ma voie naturelle. » Et l’explication qu’il fournit ne s’appliquerait pas moins exactement à M. Barye qu’au peintre mécontent. Il n’était pas né courtisan, il savait mieux faire que dire. « Il fallait demander, solliciter, se faire appuyer, toutes manœuvres » pour lesquelles il n’avait point d’aptitude, non par orgueil, — cette fierté n’est pas cependant si commune qu’on doive en faire fi, — « mais par une sorte de honte et de répugnance » insurmontables.

Decamps, qui se place modestement au-dessous de M. Barye, n’hésite pas à proclamer qu’avec la prétention d’être à la tête de tout progrès, nous demeurons peut-être le peuple le plus routinier