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vous cette exclamation de Virgile : « toi, tu seras Marcellus, si tu échappes à la mort cruelle. » Comptez ce qui serait arrivé si le terme de cette existence fût survenu à courte échéance, si les forces du corps n’eussent pas correspondu à celles de la volonté. Quoique M. Barye, dès sa jeunesse, ait beaucoup produit, serait-il connu, s’il était mort jeune ? Probablement non. Peu à peu l’oubli se serait fait sur ce nom encore obscur. Le silence n’eût pas tardé à suivre ce léger murmure qui accompagne dans leur chute ceux qui tombent avant l’heure ; le cercle d’agitation qui s’en allait grandissant autour de lui se serait lentement resserré. Que serait-il resté ? Combien de héros de luttes ignorées sont ainsi jetés à la mer ! combien de naufrages dont on aperçoit les épaves durant quelques instans et qui ne laissent rien après eux ! Combien même d’artistes dont les travaux sont attribués de bonne foi après leur mort à des collègues, à des rivaux plus féconds ou plus heureux, qui ont eu en partage assez d’années pour tenir plus longtemps en haleine et captiver l’opinion ! Il y aurait là matière à un singulier dénombrement qui ne sera jamais tenté, et dont les résultats, difficiles à établir d’ailleurs, seraient peu propres à servir d’encouragement à ceux qui se sont jetés dans la mêlée et supportent la chaleur du jour, confians dans l’avenir.

M. Barye a eu ce bonheur de toucher au but et de posséder en main l’objet de son rêve. Sans consentir à des concessions, sans s’amoindrir, il a lassé les résistances. Il n’a pas cherché la popularité ; la popularité est venue à lui, une popularité qui n’est point fragile, parce qu’elle n’est point artificielle. Il a vécu assez de jours pour voir enfin se lever celui de la réparation et de la justice. L’Académie des Beaux-Arts elle-même lui a ouvert ses portes. Il est parvenu par d’âpres sentiers presque au sommet de la montagne. Il est entré dans la région sereine, où l’on entend encore les rumeurs d’en bas mêlées de quelques acclamations, mais où l’on n’a plus rien à redouter des orages. Il peut croire qu’il montera plus haut encore : ses forces ne sont pas épuisées, et son œuvre n’est pas finie.


CH. D’HENRIET.