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refuge, et j’avais été assez folle pour vouloir me dévouer à lui, qui n’avait réellement que faire de moi. Certes il n’avait pas songé à me tromper, il m’estimait ; mais il s’était trompé lui-même : la vérité vraie exprimée par lui, c’est lorsqu’il avait dit que l’artiste doit arriver à l’exubérance de ses forces et mourir jeune.

Il voulait donc mourir, ou tout au moins ne pas se soucier de vivre, et si j’avais eu l’autorité de combattre ce suicide, je l’aurais probablement hâté. Je n’avais d’autre capacité, d’autre rôle dans la vie que celui de petite tante, autrement dit de bonne d’enfans, et je voulais prendre un aigle en sevrage, je voulais enfermer le génie dans un berceau et l’endormir avec mes chansons de nourrice !

J’avais été folle, et pis que folle, sotte ! Je devais me dire cela, rougir un peu et n’y plus songer, guérir. Pourquoi donc cette blessure, qui ne devait atteindre que mon amour -propre, avait- elle pénétré jusqu’au fond de mon être ? Quel mystère était-ce là ? Étais-je tourmentée par une trop longue et trop complets chasteté ? N’avais-je plus la force de vaincre en moi ce besoin de floraison qui n’est absolu que pour les plantes et que la volonté anéantit chez les êtres intelligens, aux prises avec les devoirs sociaux ? Je rougissais plus encore à cette idée d’une révolte de mes sens, et ma haine contre moi s’en exaltait d’autant.

Voilà ce que je me disais au commencement de mon épreuve. À présent, je suis plus calme, et ma vie me paraît moins dramatique. Je me rends mieux compte de moi-même et de l’ingénuité ridicule peut-être, mais irrésistible de mon caractère. J’ai aimé Abel pour son regard curieux et son sourire enfantin. Je suis sûre qu’il n’y a pas eu d’autre cause à la soudaineté de mon entraînement vers lui. 11 a beau être un homme fait et robuste ; la première impression que sa physionomie produit sur tout le monde, c’est qu’il n l’air d’un enfant et que son âme doit répondre à sa physionomie. Mon âme, à moi, a tellement contracté l’habitude de l ;i maternité qu’elle s’est égarée dans l’amour sans perdre son pli. .l’ai la certitude désormais que, si Abel a besoin d’une mère, il ne saurait rester longtemps absorbé par la tendresse, et que la passion lui est bien plus nécessaire. Je ne saurais la lui donner, et il faut que je me résigne à être ce que je suis.

J’y parviendrai, j’espère ; j’y travaille. Aidez-moi, non en me disant que mon fiancé reviendra, mais en me disant au contraire que je dois chercher le bonheur dans l’oubli de ce rêve et dans le sentiment de mes vrais devoirs. — Sarah Owen.

George Sand.

(La troisième partie au prochain n".)