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demeurées dans les annales du barreau anglais un morceau d’éloquence classique. « Vous avez décidé, milords, vous avez voulu, le roi et l’église d’Angleterre ont voulu que le nom de la reine fût effacé du service solennel auquel elle a droit; mais en place de ce service solennel elle a aujourd’hui les prières qui s’élèvent pour elle du fond du cœur de son peuple. À ces prières, je ne joindrai pas les miennes, elle n’en a pas besoin; j’adresserai seulement ici mes humbles supplications au Dieu de miséricorde pour qu’il ne mesure pas sa miséricorde envers ce peuple aux mérites de ceux qui le gouvernent, et pour qu’il incline vers la justice le cœur de vos seigneuries. » Brougham débita cette invocation avec une grande solennité, en baissant la voix et en tenant ses mains élevées et immobiles au-dessus de sa tête, suivant un geste familier aux prédicateurs populaires de l’Ecosse. L’effet en fut immense, et le souvenir en est demeuré comme celui d’une des plus grandes scènes oratoires du siècle.

On sait quelle fut l’issue de ce grand procès. L’infime majorité obtenue par le bill de peines et pénalités à la chambre des lords détourna le ministère de le présenter à la chambre des communes, et il fut abandonné. C’était bien à Brougham que Caroline devait son salut, car on pouvait dire d’elle avec vérité ce que répondait à la populace un des lords qu’à l’issue d’une séance on voulait contraindre à crier vive la reine : « Oui, mes bons amis, vive la reine, et puissiez-vous tous avoir des femmes qui lui ressemblent! » Caroline ne se montra pas ingrate, et elle pressa Brougham d’accepter une somme de 100,000 francs; mais Brougham, qui fut toujours très désintéressé en matière d’argent, refusa cette offre généreuse.

Les débats de ce procès avaient acquis à Brougham une si grande popularité qu’on vendait son buste dans les rues, et que ces mots : à la tête de Brougham, devinrent une enseigne fort à la mode. Les années qui suivirent le procès de la reine Caroline marquent l’apogée de sa fortune comme avocat. Sa supériorité était tellement incontestée que, dans une cérémonie assez plaisante, il fut couronné roi par ses confrères sous le titre de Henri IX. Il devait voir cependant au bout d’un certain temps diminuer sa clientèle. L’engouement ne dura pas, et on reconnut bien vite que sa science d’homme d’affaires n’était pas à la hauteur de son éloquence. Dès avant cette époque, Brougham était d’ailleurs devenu assez dédaigneux des succès de palais; les affaires publiques l’absorbaient de plus en plus, et pour flatter son ordre rien n’égalait les applaudissemens de ses collègues au parlement. Nous avons assez parlé de l’avocat, il nous reste à faire connaître l’homme politique.