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surpris le soir par notre brusque arrivée, commencent à s’émouvoir et à fuir comme les sauvages du Laos. C’est que nous ressemblions beaucoup, à ce qu’il paraît, avec nos cheveux longs et notre mine farouche, aux musulmans rebelles. Les brigands[1]! les brigands! telle est l’exclamation flatteuse qui salue notre arrivée, et aussitôt les femmes de se cacher et les hommes de s’enfuir. Les escortes que les mandarins nous imposent deviennent à chaque station plus nombreuses. Les soldats en effet ne consentent plus à s’éloigner qu’en force. Ils sont rassurés tant qu’ils nous accompagnent, mais ils tremblent en songeant au retour. Certains villages prennent, pour garantir leur sécurité, les plus minutieuses précautions. Il en est qui se sont eux-mêmes fortifiés et palissades; ils ont élevé, à 100 mètres de leurs murs, des tours où des sentinelles avancées passent la nuit en faction. Ces soldats ne communiquent avec la terre que par des échelles en cordes qu’ils déploient ou qu’ils retirent à eux. Les cris, les coups de fusil redoublent pendant nos marches, et je suis constamment suivi, pour ma part, par un odieux porteur de gong qui ne cesse de faire vibrer à mes oreilles son maudit instrument. Je gravis plus facilement les pentes escarpées avec le secours de cette musique infernale; je suis moins tenté de m’arrêter pour reprendre haleine, et je fuis mon supplice comme le taureau fuit l’aiguillon. Bientôt aux arbres verts se mêle la marne rouge excavée, taillée de mille façons par les eaux, formant des pyramides aiguës reliées par leur base ou même des colonnes détachées de la masse, et qui s’élèvent isolées entre deux cyprès comme les piliers d’un temple détruit. Nous arrivons sans incident jusqu’à la ville de Tong-hay, qui, située comme Sheu-pin non loin d’un lac, est une place militaire de quelque importance. Un général y réside, et autour de lui fourmillent les uniformes matelassés de soudards fainéans, insolens et brutaux, qui vivent de pillage et paraissent odieux à la population. Un détachement de ces soldats est préposé à notre garde; ils s’amusent, quatre heures durant, à piquer de leurs lances et de leurs couteaux la figure des curieux qui passent la tête à travers les portes entre-bâillées à dessein. Exaspérés par ce traitement, les habitans, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre de mahométans encore soumis à l’empereur, se sont portés en masse vers notre demeure, et au moment où nous allions nous mettre à table, nous apprîmes qu’on se disposait au dehors à donner l’assaut. Des lances longues de 6 mètres, qui atteignaient jusqu’au faîtage des toits, furent distribuées aux soldats, qui

  1. Kouïtseu, appellation injurieuse appliquée par les Chinois aux mahométans révoltés du Yunan en particulier, et aux bandits en général.