Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/919

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

souvent les mains vides. Intéressé comme nous dans la question, il ne manquait ni d’habileté ni d’ardeur ; malheureusement la production était arrêtée, et personne ne voulait vendre. Les musulmans seuls n’avaient en rien changé leurs habitudes, mais on n’osait pas traiter avec eux. Notre jeune pourvoyeur, après une longue marche qui avait aiguisé les appétits, s’était adressé sans le savoir à l’un de ces terribles sectateurs du prophète, reconnut bientôt à qui il avait affaire, et s’enfuit au milieu de la négociation en abandonnant tout l’argent qui lui était confié. Il ne se rencontra personne dans notre escorte qui consentît à nous servir d’intermédiaire pour terminer ce différend. Soldats, porteurs, mandarins, interprète, tous tremblaient devant un seul homme qui, les bras croisés et le sourire aux lèvres, jouissait de son triomphe. Quant à nous, dans l’impossibilité de nous faire comprendre et impatientés de son arrogance, nous prîmes le parti de le mettre à la porte. À cela, nos Annamites réussirent aisément ; ils avaient pris nos allures, nos mœurs, nos préjugés ; le point d’honneur même s’était développé en eux, ils avaient rapidement passé du respect que professe leur nation pour les Chinois à un mépris profond et souvent trop peu déguisé. Si malgré l’argent dont nous pouvions disposer, malgré le prestige dont nous entouraient notre qualité de mandarins étrangers et nos passeports, nous avions parfois à supporter la faim, on devine les atroces souffrances subies par la population et les extrémités auxquelles ces souffrances la poussent.

Quand on a vu comme nous, par exemple, les livides habitans d’un village attendre, ainsi que des vautours, la mort d’un cheval agonisant pour se disputer sa chair, on est porté à tenir pour vrais, sans avoir pu d’ailleurs les constater personnellement, certains faits de cannibalisme qui se reproduiraient, dit-on, souvent dans les temps de famine. Quoi qu’il en soit, le gouvernement chinois n’était en aucune façon responsable des embarras que nous causait souvent la misère du pays, car il ne s’était pas engagé à nous entretenir. Les mandarins qui nous ont envoyé si souvent des poulets, des porcs, des moutons, l’ont fait ordinairement dans l’espoir de recevoir quelque présent en retour, c’était un échange de bons procédés consacré par l’usage ; mais depuis longtemps nos caisses étaient vidées, et plus d’une fois de malheureux fonctionnaires qui s’étaient fait suivre chez nous d’un succulent chapon sont partis fort désappointés de n’emporter que la vive expression de notre reconnaissance. Il n’y avait rien de pareil à attendre dans cette région inhospitalière, véritable prairie où de pauvres pasteurs vivent de pommes de terre et d’avoine. Leur accueil était d’ailleurs sympathique et cordial ; ils nous faisaient une place à leur foyer, dont