Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/932

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’œuvre de son règne, car jamais triomphe ne fut plus net, plus définitif, et n’ouvrit avec plus de décision une époque nouvelle.

Je rumine ces anciennes histoires en me promenant dans le champ de manœuvres, où je regarde nos soldats jouer aux quilles. Ils ne se soucient guère de Narsès et d’Innocent IV ; mais je ne puis m’empêcher de penser que si ces deux hommes, dont ils n’ont jamais entendu prononcer les noms, n’avaient pas vécu et agi, ils ne seraient probablement point à Cività-Vecchia, ou ils y seraient pour des raisons sensiblement différentes de celles qui les y ont amenés.


II. — MICHEL-ANGE A ROME. — PHILOSOPHIE DE LA CHAPELLE SIXTINE.

C’est Michel-Ange que j’ai voulu voir tout d’abord en arrivant à Rome, et c’est à lui que j’ai rendu ma dernière visite en quittant la ville éternelle. Ouvrons donc par lui ces impressions ; aussi bien il n’y a pas de meilleur moyen de dire en quoi consistent la supériorité et la puissance de cette antique mère de toutes nos modernes civilisations.

Michel-Ange est une vivante apologie de Rome. Quand vous voudrez savoir quelle force d’inspiration Rome peut communiquer à une grande âme, pensez à Michel-Ange, car c’est Rome qui l’a fait atteindre à cette hauteur où il est parvenu, et où ne l’auraient jamais porté les forces seules de son génie. Je l’ai tant admiré à Rome que j’ai voulu m’arrêter à Florence pour l’y voir, et n’y voir que lui. Le contraste entre ce qu’il est dans la première de ces villes et ce qu’il est dans la seconde est un tel jet de lumière qu’il ressemble à une soudaine révélation. Ah ! certes il est bien grand à Florence, cependant il n’y est que le plus grand des naturistes, — je demande pardon de ce mot barbare et expressif. Jamais son gér.ie n’y a dé- passé les sphères de notre univers, jamais il n’y est allé au-delà du monde métaphysique de la matière, au-delà du séjour de ces forces premières que Goethe aurait appelées les mères de la création visible ; mais à Rome il a pénétré dans le monde moral plus avant que n’y a jamais pénétré aucun artiste, et il a lu dans ses mystères avec une assurance inconnue avant et après lui. Michel-Ange a eu trois protectrices, la république florentine, la tyrannie monarchique des Médicis et la papauté ; des trois, c’est la papauté qui a le mieux servi les intérêts de sa gloire. La sublimité de ce génie n’éclate réellement que dans les ouvrages que Rome a commandés, ou qu’elle a choisis et voulu retenir. Avoir vu Michel-Ange à Florence, ce n’est, après tout, qu’avoir ressenti un grand plaisir de plus ; avoir vu Michel-Ange à Rome, c’est vraiment, avoir perfectionné l’éducation de son âme et augmenta la richesse de sa vie morale.

Au moment de traduire ces impressions, j’éprouve un fort singu-