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violent, sans antithèse. En bas, le brun foncé, presque noirâtre, couleur de la terre opaque enveloppée par les ténèbres[1], qui est en train de bâiller ses morts, couleur aussi de l’enfer aux teintes glauques, sinistres, sulfureuses, qui s’ouvre pour recevoir ses damnés; au milieu et en haut, le bleu intense, couleur de l’infini céleste, au sein duquel se tiennent les solennelles assises. C’est à ce fond, d’un bleu vigoureux et doux, que l’œuvre de Michel-Ange doit un de ses caractères les plus remarquables. Sur cette base, claire et lumineuse sans éclat, chacun des innombrables groupes qui composent la fresque a pu se détacher distinctement, s’isoler en quelque sorte de la composition générale. Jamais œuvre aussi compliquée ne s’est laissée plus aisément parcourir dans toutes ses parties. Nulle confusion dans cette foule; l’œil se promène sur chaque épisode sans perdre jamais l’impression de l’ensemble, et cet ensemble, tout écrasant qu’il est, ne contraint les détails à aucune tyrannique subordination. Ce n’est pas seulement par l’esprit que cette fresque est chrétienne, on peut presque dire que la composition et le dessin en sont orthodoxes, car tous ces personnages comparaissent devant le spectateur non à l’état de multitude confuse, mais, comme le veut la tradition chrétienne, à l’état d’individualités distinctes les unes des autres, avec leurs physionomies propres qui permettront de les nommer, avec les caractères des passions pour lesquelles chacun d’eux subira un jugement particulier. Toute l’humanité est là, mais cette humanité n’est pas pour Michel-Ange une foule synthétique, c’est la réunion de tous les individus qui ont vécu, pensé, aimé, péché, chacun pour son compte. Ce caractère est un des moins remarqués du Jugement dernier de Michel-Ange, et il est dû au coloris vigoureux et doux de cette fresque : un coloris plus éclatant, qui eût été fort justifiable dans un sujet aussi fulgurant que le dernier jour du monde, n’eût pas, selon toute apparence, respecté aussi scrupuleusement chacune des parties de ce vaste dessin.

Parmi cette multitude de figures, je ne veux m’arrêter qu’à une seule, celle de ce Christ tonnant, dont on n’a jamais bien compris la véritable signification. C’est une des figures qui permettent le mieux

  1. Serait-ce cette couleur brun foncé du Jugement dernier que certains voyageurs ont prise naïvement pour une détérioration amenée par la fumée des cierges? Je saisis cette occasion de rassurer les admirateurs de Michel-Ange en leur affirmant que ces prétendus dégâts n’ont jamais existé que dans l’imagination de leurs inventeurs, et que, de toutes les œuvres du Vatican, c’est peut-être la Sixtine qui a le plus de chances de durée. Il en est de cette fumée des cierges comme de cette lézarde qui traverse la fresque de la Création d’Adam, lézarde qui fut exécutée par Michel-Ange lui-même, ennuyé d’entendre dire que ses fresques menaçaient ruine. C’est pour rassurer Jules II contre les bavardages de ses ennemis qu’il exécuta ce trompe-l’œil qui depuis est resté inséparable de la fresque.