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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

de mise ici, je dirais que pour M. Bright les droits politiques sont le moyen de résoudre la question sociale ; mais cette langue n’est pas à son usage, et l’on sent en lisant ses discours ce que cette distinction, qui trouble chez nous tant d’intelligences, renferme d’artificiel et de futile. Deux choses semblent avoir principalement contribué à la faire passer chez nous des livres, où elle a été posée d’abord, dans un grand nombre d’esprits : l’une est l’habitude, adoptée par beaucoup d’écrivains, de soutenir en termes absolus l’incompétence de l’état en ce qui touche au régime du travail et à la répartition de la richesse, comme si la législation et la politique générale n’avaient pas sur la situation matérielle des travailleurs et sur les fortunes privées les contre-coups les plus directs ; l’autre est la longue exclusion politique des classes populaires : sous l’empire d’une préoccupation fort naturelle, elles se sont accoutumées à ne voir qu’une seule question, à ne se proposer qu’un seul but, l’amélioration de leur condition, et les rapports qui lient cette condition avec l’état politique leur ont échappé. Cette distinction, fâcheuse et fausse, disparaîtra par le progrès de l’éducation politique des masses, et c’est pour cela que M. Bright a raison de croire que, au point où en sont aujourd’hui les choses dans les pays civilisés de l’Europe, cette éducation, développée par une large participation des masses au gouvernement, est le moyen le plus assuré de rétablir l’ordre dans les esprits et l’harmonie entre les classes.

Il n’est pas besoin d’ajouter que M. Bright n’entend pas que le gouvernement se substitue aux individus. Voilà trop longtemps qu’il est le champion de la liberté, et il a trop de confiance en celle-ci pour ne pas la regarder comme le plus infaillible organe de la justice. Je ne sache pas qu’on ait jamais parlé en termes plus forts qu’il ne l’a fait des bienfaits de l’initiative individuelle. « S’il est au monde un principe certain, dit-il quelque part, c’est que tout ce que les individus peuvent faire eux-mêmes, le gouvernement ne doit pas y toucher. Rien ne tend davantage à fortifier un peuple, à l’agrandir et à l’ennoblir, que l’exercice constant des facultés des individus et l’application de celles-ci aux grands objets d’intérêt social. » Maintenant le gouvernement n’en a pas moins sa puissance, que rien ne peut remplacer, et le législateur sa tâche, que nul ne peut remplir pour lui. Celle que M. Bright lui impose est, il faut bien l’avouer, d’une immense portée. Elle ne tend à rien de moins qu’à modifier les bases mêmes sur lesquelles la société anglaise repose encore. Plus on l’étudie, plus l’Angleterre présente une physionomie distincte et à certains égards singulière : nation admirable assurément, où cependant bien des traits paraissent peu d’accord avec