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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

fonctionnaires, choisis par la faveur, sont à peu près exempts de responsabilité ; ils relèvent d’un premier fonctionnaire qui ne regarde pas à l’arbitraire chez les autres, parce qu’il l’exerce sans cesse, et que son pouvoir, de beaucoup supérieur à celui d’un roi, n’a pas un autre caractère. « Souvenez-vous que vous êtes moins que la poussière sous mes pieds. » Ces mots, adressés à un prince qui comptait parmi ses ancêtres une longue suite de monarques révérés, au souverain héréditaire de plusieurs millions de sujets, et par qui ? par un fonctionnaire anglais que le plus obscur des citoyens peut dans son pays traîner devant les tribunaux pour l’injure la plus légère, ces mots donnent la mesure de la puissance que possède le gouverneur de l’Inde et de l’idée qu’il s’en fait. Il est vrai que ce fonctionnaire gouverne 150 millions d’hommes, c’est-à-dire un sixième et plus de la race humaine, que son pouvoir s’étend sur un pays dix fois grand comme la France, qu’enfin, bien que soumis nominalement à ceux qui le choisissent, il exerce son autorité dans une indépendance de fait qui le met à l’abri de toute recherche ; car qui peut, je ne dis pas contrôler, mais connaître des actes dont il est le seul à rendre compte ? Quelle enquête utile peut-on faire sur sa conduite, et à quoi pareille enquête aboutirait-elle, lorsqu’il est assuré du concours ou du silence de tout un peuple de subordonnés, lorsque ceux dont il tient son pouvoir sont disposés, comme lui, à voir dans cette possession une proie légitime, lorsqu’il est presque invariablement pris parmi les premiers de la classe qui gouverne l’Angleterre, et qui est si intéressée à entretenir le respect de la hiérarchie ?

Ce gouvernement est, pour ainsi parler, la plus extrême concentration du privilège, et il n’est pas étonnant que les discussions élevées au sujet de cette organisation et des abus qui en résultent aient toujours ému jusqu’au cœur la classe aristocratique et soulevé les passions des partis. En effet, ces discussions rappellent à l’esprit les plus fameuses soirées oratoires du parlement et les plus grands noms de la tribune anglaise. Les noms de Fox, de Burke, de Sheridan, sont attachés à l’histoire de ces luttes. Ils ont épuisé, surtout les deux derniers, tout ce que l’imagination, exaltée par la pensée de ce vaste empire si étrangement improvisé, des audacieuses entreprises et des crimes auxquels il devait sa naissance, pouvait suggérer de tableaux saisissans. Les procès de lord Clive, de Warren Hastings, prêtaient aux développemens pittoresques et dramatiques de l’éloquence parlementaire autant et plus encore qu’à la discussion politique. On ne trouve rien de pareil dans les discours de M. Bright ; les circonstances sont changées : plus de héros à mettre en scène, plus d’actions téméraires ou criminelles à sou-