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M. Bright a un autre malheur, c’est d’appartenir à une secte dont les principes religieux semblaient en l’une au moins de ces circonstances dominer sa conduite politique, puisqu’ils impliquent la condamnation absolue de la guerre. On est souvent parti de là pour récuser son opinion, et l’historien de la guerre de Crimée, M. Kinglake, explique ainsi pourquoi l’opposition de M. Bright à cette guerre n’exerça jamais aucune influence dans le parlement. Ce qu’il y a de curieux, c’est que plus tard, en le trouvant parmi les défenseurs de l’Union américaine, on ne manqua pas de le mettre en contradiction avec lui-même, et de s’armer, pour le combattre, de ses opinions religieuses sur la guerre. La logique de l’esprit de parti a des artifices qu’il n’est pas facile d’éluder.

En réalité, M. Bright n’invoque jamais que des argumens politiques. À vrai dire, le droit des gens, tel que l’ont fait les Vattel et les Grotius, n’a pas pour lui beaucoup d’autorité, et il n’hésite pas à déclarer qu’il le trouve assez souvent odieux. Peu lui importe qu’une guerre soit ou ne soit pas justifiable par les principes que ces théoriciens ont posés dans leurs ouvrages, il la juge sur les règles d’une moralité plus haute dont il voudrait que la politique s’inspirât ; mais il ne s’en tient pas là, il interroge l’expérience, il examine l’histoire en la dégageant des illusions et des sophismes qui l’ont presque toujours falsifiée. Pendant un siècle et demi, l’Angleterre a fait métier d’intervenir partout, ici pour protéger l’intérêt protestant, là pour défendre les libertés de l’Europe, ailleurs pour maintenir entre les puissances un équilibre nécessaire ; — depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon et à Nicolas, elle a combattu toute ambition qui lui paraissait menaçante. Eh bien ! soutenir que ces prétextes ont été souvent mensongers, et qu’en tout cas aucun de ces buts n’a été atteint, que ces interventions n’ont eu pour effet que d’ajouter à l’ascendant des grandes familles intronisées en 1688, d’augmenter les taxes, d’imposer au pays le fardeau d’une dette formidable, et surtout d’empêcher à l’intérieur le développement de la justice et de la liberté, de sorte que ces guerres, même les plus heureuses, ont été un fléau ; condamner cette politique par l’énumération des échecs qu’elle a valus au pays, des alliances funestes qu’elle a nécessitées, des traités inutiles ou onéreux auxquels elle a toujours abouti, montrer enfin que ces interventions, colorées de fallacieux prétextes, se sont faites aussi souvent au profit du despotisme qu’à celui de la liberté, c’est à coup sûr déranger l’histoire telle qu’en général on la présente ; mais c’est certainement user d’argumens politiques, et lorsque M. Bright conclut à la nécessité de rompre avec cette tradition et de renoncer désormais à toute intervention, on peut lui reprocher d’être trop absolu et d’aller trop vite, mais non pas de parler en sectaire, ni même d’innover, car