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roman, à moi, eût dû être intitulé fatalité. Abel, que je croyais dans le nord de l’Europe, était en France, et il ne me l’avait pas fait savoir ! Il avait sans doute traversé Paris, et il n’avait pas dit à Nouville de m’écrire ! Il avait donc résolu de m’oublier, ou plutôt il m’avait oubliée tout simplement par la force des choses, par la nature de son caractère et de ses occupations. Maintenant il était à deux pas de moi, et nous étions plus séparés encore que par des milliers de lieues. J’étais là, moi, tremblante, cachée, épouvantée, et lui, il soupait avec de joyeux convives, avec des gens que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrais sans doute jamais ! Moi la fiancée, la promise, je ne pouvais aller à lui ; il était dans son milieu, dans son monde, dans cet inconnu de sa destinée où je ne devais jamais pénétrer !

Je m’habillai, j’allumai une bougie ; il faisait froid, je n’y songeai guère ; perdue dans mes pensées, j’attendais le jour avec impatience, comme s’il eût dû m’apporter une solution, quand je ne pouvais pas même faire un projet ! Le voir ? à quoi bon ? Devais-je chercher à renouer une chaîne dont il s’embarrassait si peu ? Lui écrire, lui rendre sa liberté ? bienfait ironique ! il ne l’avait point aliénée. De quoi pouvais-je me plaindre ? Ne lui avais-je pas dit : « Vivez à votre guise, essayez de m’oublier ; si mon souvenir vous est pénible, si vous n’y réussissez pas, revenez dans un an. » Il ne s’était encore écoulé que cinq mois, il n’avait pas d’engagement à renouveler, je ne lui en avais imposé aucun, et, s’il persistait à m’aimer, j’avais sept mois à attendre pour le savoir. J’avais fait un plan absurde, un traité stupide. Je devais en subir passivement les conséquences.

Au bout de deux heures, j’entendis rouvrir les croisées du premier étage, et des éclats de voix montèrent jusqu’à moi. On avait trop chaud dans cette grande salle de festin ; moi, j’étais glacée dans mon étroite solitude. Toujours le contraste !

Une douloureuse curiosité s’empara de moi. J’ouvris aussi ma fenêtre, je m’avançai sur le balcon. Il était trois heures, le ciel était sombre, la ville silencieuse. Le gaz seul éclairait la grande place déserte. Une vive clarté se projeta de l’intérieur de l’hôtel sur les premiers plans du dehors. Je vis passer sur ce reflet les ombres des convives. Une forte odeur de fumée de tabac imprégnée d’alcool monta dans l’air. On riait, on criait, on ne causait que par rapides fusées de mots applaudis ou hués. Il y avait autant de voix de femmes que de voix d’hommes. Ces dix ou douze personnes que j’avais entrevues sur le balcon faisaient un bruit formidable ; on était très animé, on s’amusait beaucoup sans doute. On chanta des fragmens de chœurs, des fragmens de duos, des fragmens d’airs, rien en somme. Les voix étaient fatiguées, les cerveaux semblaient divaguer. Était-