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vous passer de nous, et vous ne devriez pas oublier que tout ce que vous avez produit de grand, vous l’avez fait avec les instrumens que vous nous avez empruntés. »

Ces argumens ad hominen, ne servent à rien. L’Allemand s’engage rarement dans de pareilles discussions ; sa patience et son indifférence le protègent, et il porte en lui de sa propre valeur un sentiment d’autant plus fort qu’il est plus intime. Le Français n’est pas aussi exposé qu’un autre aux attaques de l’Américain : il fréquente surtout des cercles français, et la plupart du temps il parle l’anglais si mal qu’une discussion en cette langue s’épuise vite. L’Anglais au contraire ne manque jamais de relever le gant que son « cousin » lui lance ; il se fait le champion de l’Europe en général, de l’Angleterre en particulier ; il ne décolère pas, et neuf fois sur dix il n’emporte de son séjour en Amérique qu’un souvenir aigri par les discussions qui ont marqué son passage dans ce pays, dont la grandeur très réelle lui est restée cachée derrière des défauts et des ridicules plus apparens.

Mon séjour à Chicago ne fut que de courte durée. Nous étions descendus à l’hôtel de Sherman, immense caravansérail où nous étions inconnus et où on nous avait donné de mauvaises chambres, fort inférieures à celles que nous avions trouvées à l’Occidental-Hotel de San-Francisco. Il règne dans Sherman-house une animation étourdissante, et bien que, pour l’étranger, la vie n’y soit pas agréable, je conseillerais néanmoins au voyageur européen de s’y rendre pour faire l’expérience de la vie d’hôtel américain dans son expression la mieux définie. Dans le corridor de l’étage où l’on nous avait logés, il y avait un policeman qui montait la garde comme sur la voie publique ; vers une heure du matin, au moment où je venais d’éteindre le gaz, il entra dans ma chambre après avoir frappé à ma porte, et me dit d’un ton d’autorité : « Vous feriez mieux de vous enfermer à clé. » La chambre, l’escalier et les couloirs étaient placardés d’avis et d’extraits de la législation de l’Illinois définissant la responsabilité et les droits des maîtres d’hôtels, et invitant tous les voyageurs à déposer chez le caissier de la maison bijoux, argent et autres objets précieux.

Chicago contient un grand nombre d’églises et d’établissemens publics. Dans les rues, surtout dans une belle avenue voisine du lac Michigan, je fus frappé des dimensions colossales de quelques maisons, véritables châteaux princiers, dont la construction doit avoir coûté des millions de dollars ; mais ce qui est particulièrement curieux à observer, c’est l’agitation qui règne au port, près du Pont-Tournant : le fracas d’une vingtaine de remorqueurs qui, sifflant et soufflant, entraînent de grands bâtimens, tantôt au mouillage,