Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’obscurité n’est pas complète, on trouve parfois une espèce d’anophthalme ayant des yeux imparfaits, mais il faut aller plus loin pour apercevoir les agiles coléoptères aveugles que l’on cherche. Presque toujours c’est sur une étendue assez restreinte que le chasseur saisit ces insectes, courant sur les parois de la caverne ou blottis sous les pierres. Aujourd’hui les anophthalmes connus sont nombreux, et, fait digne de remarque, chaque espèce semble confinée dans une seule grotte ou dans quelques grottes peu éloignées les unes des autres. Si les chercheurs d’insectes aveugles étaient simplement excités par le désir de prendre des espèces étranges et d’en parer leurs collections, ils n’en ont pas moins servi utilement la science en procurant des élémens qui portent à méditer sur les conditions d’existence de certains êtres. Par leurs caractères zoologiques, les anophthalmes ont des rapports intimes avec des coléoptères de la même famille vivant à la lumière ; mais ils ont des formes et des proportions qui leur appartiennent tellement que l’idée d’une origine commune ne saurait venir à l’esprit d’aucun naturaliste. Les espèces observées dans différentes grottes et dans des conditions semblables sont parfaitement distinctes, et en trouvant chez la plupart d’entre elles une atrophie complète, non-seulement des yeux, mais aussi des nerfs optiques, il est difficile de croire à autre chose qu’à une appropriation d’organisme à un genre de vie spécial.

D’ailleurs dans les ténèbres des cavernes et des grottes profondes il y a des animaux de plus d’une sorte ; on y rencontre de petites crevettes, de petites araignées, des insectes de divers genres, tous privés d’organes de vision. Il y a dans ces sombres réduits des espèces phytophages servant, dans une certaine mesure, à la nourriture des carnassiers, — et des végétaux, certains champignons, les seules plantes connues susceptibles de se développer en l’absence de lumière, destinés à nourrir les espèces phytophages : c’est tout un petit monde séparé du reste du monde. L’anfractuosité d’une caverne, aussi bien que le recoin le plus enchanteur, est le séjour de nombreuses créatures qui se recherchent, se fuient, se massacrent et s’agitent dans un perpétuel tourbillon.

Qui pourrait n’être pas entraîné à chercher par la pensée à remonter jusqu’à l’origine de ces êtres privés de la vue dont l’existence semble si misérable ? M. Agassiz fut invité à donner son opinion sur l’état primitif des animaux sans yeux de la caverne du Mammouth. L’éminent zoologiste invoqua la nécessité d’une suite d’observations et d’expériences pour arriver à la certitude absolue. Il conseilla de tenter d’élever des embryons des espèces de la caverne en les soumettant à des conditions différentes de celles dans lesquelles on les trouve actuellement, et il termina par cette