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montrer, ne lui nuit pas dans leur estime, ils peuvent y retrouver quelque chose de l’esprit de patience et de passive résignation qui inspira les ordres monastiques pareils à celui dont ils font partie.

Deux peintres marchèrent dans la voie ouverte par le Caravage, l’Espagnol Ribeira et le Français Valentin. Ainsi qu’il arrive souvent, les disciples dépassèrent le maître. Les deux hommes que nous avons nommés, n’eurent pas cependant à un aussi haut degré les qualités matérielles de l’ouvrier ; mais Ribeira a une tout autre portée de sentiment, et Valentin possède une sagesse, un attrait, un pathéthique original, qui furent étrangers à son maître. À la galerie du palais Sciarra, on voit un charmant ouvrage, les Petits Joueurs de cartes, qui porte le nom de Caravage ; mais d’aucuns veulent que cet ouvrage soit de Valentin, et nous serions charmé, pour notre part, que ce fût à notre compatriote que revînt la gloire de cette page spirituelle. Il nous est souverainement désagréable de penser que ce brutal puisse être l’auteur de ce gentil tableau ; c’est bien assez d’être obligé de convenir qu’il a fait dans l’Ensevelissement du Christ une peinture d’une exécution magistrale. À vrai dire, dans ce tableau, nous ne reconnaissons pas plus la couleur ordinaire à Valentin que la couleur propre au Caravage ; mais les qualités de l’œuvre sont bien françaises, et elle porte bien le cachet historique de la France de Louis XIII. Deux gentils drôles, dans la première fleur de la jeunesse, sortes d’enfans perdus de troupes irrégulières, à demi aventuriers, à demi escrocs ou peut-être pis, sont accoudés aux deux coins d’une table, jouant aux cartes ; ils paraissent discuter sur une des cartes jouées. Devant eux, tout droit debout, fièrement campé, le feutre à plumes sur l’oreille, un grand escogriffe, dont le visage est empreint d’une expression méphistophélique, prononce sur le coup en mettant son gant troué qui laisse passer significativement la pointe de son index. Rien dans ce tableau ne parle de l’Italie de cette époque, rien n’y rappelle les sujets et les types du tableau de genre italien ; tout y parle au contraire de la France de Louis XIII et y rappelle les types alors en vogue du théâtre et du roman. Ce matamore, nous le connaissons par Cyrano de Bergerac, par Scarron, par Corneille, par Callot ; ces deux petits tire-laines et coureurs de grandes routes, nous les connaissons par les deux polissons de l’odyssée du burlesque d’Assoucy, et par les aigrefins du Francion de Sorrel. Oui, l’âme de ce tableau est bien française, et non italienne, et c’est bien dans notre pays qu’il en faut chercher l’auteur.


EMILE MONTEGUT.