Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/485

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

famille ne fussent fortement ébranlés par les divorces nombreux qui venaient souvent sans doute dénouer des unions mal assorties, mais qui plus souvent encore tranchaient, sous le coup d’un simple caprice ou d’une humeur du moment, des nœuds qui auraient pu braver le temps, que parfois même on aurait voulu renouer. On aurait grand tort assurément de juger des Allemands et des protestans d’après la mesure qu’on a coutume d’appliquer à des Français et à des catholiques. L’époque dont nous parlons fut d’ailleurs le moment d’une profonde crise morale aussi bien que politique pour l’Allemagne entière. Enfin l’amour de la vérité qui possède les Allemands était pour beaucoup dans cette impatience avec laquelle on supportait des unions légales que l’affection véritable ne sanctifiait plus. Il n’en est pas moins incontestable qu’aucune société ne saurait vivre longtemps avec de telles théories et une pareille pratique en matière conjugale ; il est certain aussi que l’Allemagne les répudia bientôt, et que plus tard elle accusa ces orgies de l’imagination malade et de « l’idéalisme appliqué, » autant au moins que les désordres de la chose publique, de la terrible catastrophe de 1806.


IV

L’absence de Frédéric Schlegel fit un grand vide sinon dans la société de Berlin, du moins dans le cercle qui se réunissait autour d’Henriette Herz et de Schleiermacher. Pour celui-ci qui s’était toujours laissé dominer par Frédéric, ce fut un grand bien. Il ne devint vraiment lui-même qu’à partir de ce moment. Les impressions de sa première éducation religieuse se ravivèrent ; le fond protestant de sa nature se réveilla, et le dialecticien rationaliste qui dominait en lui l’emporta définitivement sur le mystique sensuel qui pour lui n’avait jamais pu être qu’un rôle. Son ami ne lui pardonna pas ce revirement, cette « félonie. » Il vit en lui un apostat ; il prétendit avoir toujours pressenti cette intolérance protestante que Schleiermacher manifestait maintenant à l’égard du catholicisme d’amateur et d’artiste qui avait remplacé chez l’auteur de Lucinde la religion de la chair. Il alla jusqu’à l’accuser de cruauté huguenote, et le déclarait capable de faire envers les romantiques christianisans ce que Calvin avait fait de Servet. « Sans doute, ajoutait-il, je ne prends pas ces mots au pied de la lettre. Dresser un bûcher, brûler les gens, voilà des choses que Schleiermacher n’approuverait jamais ; mais chauffer légèrement un homme qui ne pense pas comme lui, afin qu’il se convertisse, le roussir un tant soit peu, voilà à quoi mon petit ami, — je le connais très bien, — ne saurait refuser sa voix. » Il est évident que c’est Schlegel qui est ici l’intolérant. Il