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MALGRÉTOUT

m’accorder une grande faveur, elle qui ne fait porter la traîne de sa robe qu’à des princes, tout au plus à des ambassadeurs. Je trouvai la chose comique, et je fus gai. Elle me crut enivré et me défendit, en paroles cassantes, de rien espérer, tout en dardant sur moi ces yeux étranges qui disent osez tout ! C’est sa manière.

— Ces yeux-là enivrent, à ce que l’on dit ?

— Ils enivrent comme du vin de Champagne où l’on aurait mis du vitriol. Je ne suis plus un enfant pour goûter au poison ; je ne fus pas enivré..

— Et alors ma sœur…

— Votre sœur et Mlle d’Ortosa se haïssent cordialement.

— Que dites-vous là ? Elles s’aimaient. L’Espagnole a choyé la petite Anglaise jusqu’au jour où elle a vu que celle-ci, avec son air mutin sous ses habits de deuil, avait un succès de fraîcheur et de physionomie. Elles ont essayé leurs flèches sur moi. Pour Mlle d’Ortosa, c’était une occasion d’enflammer le dépit de ces messieurs et de les renvoyer humiliés à la petite Adda. Pour la petite Adda, c’était une tentative audacieuse et désespérée d’arracher à la grande aventurière la seule conquête dont elle eût le caprice ce soir-là. L’assaut fut rude. Mme de Rémonville me fit de son éventail noir, et sans aucune adresse, le signe impérieux de revenir auprès d’elle. Mlle d’Ortosa me força de lui tourner le dos en me faisant faire demi-tour d’un bras nerveux. Tout le monde vit ce singulier jeu de scène, et, pour mettre les parties d’accord sans me donner ridiculement en spectacle, je m’esquivai adroitement du salon. J’ai été à Monaco, et c’est là que j’ai reçu la lettre de Nouville, qui m’a fait partir à l’heure même.

— Et à présent, Abel, que concluez-vous de tout cela ?

— Que votre sœur et Mlle d’Ortosa sont irréconciliables, que l’une est une coquette corrompue, l’autre une coquette ingénue, et que celle-ci, votre charmante petite sœur, fera tout au monde pour vous détourner de moi, non qu’elle veuille de moi, je ne suis qu’un pleutre de ménétrier, mais parce que toute femme coquette voit avec dépit l’amour dont elle n’est pas l’objet.

Je sentis qu’Abel me disait la vérité et jugeait bien la situation.

— Pourtant, lui dis-je, je veux en avoir le cœur net. Supposons qu’au lieu d’être enivrée par la vanité, comme il vous semble, ma sœur se soit naïvement éprise de vous ?

— Naïvement ?… après ses persiflages, ses grossièretés et ses avances ? Ce n’est pas l’amour ingénu et spontané, cela !

— Qui sait ? chez une enfant un peu gâtée ?

— Où voulez-vous en venir, Sarah ? Quand elle m’aimerait ?

— Ce serait un grand malheur pour moi, Abel !