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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/509

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il faudra donc, pour chanter la guerre, se servir des flûtes et des hautbois ; n’importe, la période est belle, et, malgré tous les raisonnemens, vous entraîne ; mais ce goût équivoque, qui procède chez Meyerbeer d’un insatiable appétit du succès, je le retrouve à chaque instant dans Robert le Diable sans que l’erreur du maître soit excusée par rien de semblable à l’inspiration que je viens de citer. Le second acte tout entier porte l’empreinte d’un italianisme démodé, et, dans le duo entre Alice et Bertram, que dire de ces cadences interminables, de ces raffinemens de langage entre deux personnages en lutte ouverte l’un avec l’autre, et qui, se détestant, se maudissant au fond de l’âme, se concertent de l’œil et de la voix pour mieux enjôler leur public ? Et ce trio sans accompagnement, vit-on jamais un morceau moins en situation ? Alice, Robert et Bertram sont en présence, Je drame touche à son heure décisive, et soudain voilà le maestro qui tranquillement arrête l’horloge, et tire de son portefeuille une manière de terzetto a capella dont il semble tout aise d’avoir trouvé le placement.

Ceci nous ramène au troisième acte, à ces lieux témoins de tant de « terribles mystères, » dont un ciel à la Salvator tout rayé de nuages sanglans éclaire le sauvage tableau. Je passe sur les couplets d’Alice décidément trop fleuris de points d’orgue, trop entachés de mignardise. Ophélie à chaque instant y reparaît sous le camail de la paysanne normande. Je citerai, à la reprise du morceau une gamme descendante qui vous revient comme un écho des jardins d’Elseneur. Dans le duo qui suit, quelques bons effets sont à noter : l’effarement d’Alice, par exemple, au moment où Bertram se démasque, sa manière très pittoresque de s’élancer vers la croix, de chanter à genoux. Je voudrais seulement que Mlle Nilsson, au lieu de monter l’escalier par degrés, se portât d’un bond sur la plus haute marche de façon à ne rien perdre de son souffle, et à n’avoir plus qu’à se redresser vaillante et forte pour jeter à l’enfer son défi : « le ciel est avec moi, je brave ta colère ! » Je n’ai aussi qu’à louer la brillante cantatrice pour les belles qualités concertantes qu’elle déploie dans le trio sans accompagnement.

Abordons le cinquième acte. On sait quelle large place y tient Alice. A partir du moment où la sœur de fait de Robert franchit le seuil du sanctuaire, le personnage se transfigure, l’humble et timide villageoise de tout à l’heure parle au nom du ciel en héroïne, en inspirée. C’est l’ange descendu pour sauver une âme, l’ange livrant bataille au démon et l’écrasant Mlle Nilsson avait-elle d’avance bien réfléchi à tout cela ? Je crains que non. Nous ne sommes point ici à Londres, où les opéras de Meyerbeer se jouent comme des opéras italiens qu’on livre à la merci de virtuoses, la plupart illustrissimes, trop préoccupés des affaires de leur amour-propre et de leur fortune pour s’inquiéter des petites nécessités du grand art. Nous sommes à Paris, sur la scène de l’Académie impériale ; il s’agit de Robert le Diable, d’un chef-d’œuvre ayant