Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
45
MALGRÉTOUT

sayant d’aimer mes amis comme j’aurais voulu être aimé, mais ne comprenant pas d’autres sacrifices que ceux de mon temps et de ma peine. J’aurais bien volontiers donné ma vie, s’il l’eût fallu ; mais donner mon âme, sacrifier mon amour… je n’ai jamais admis cela. Tu l’admets, toi ! Je m’efforce de t’admirer, et je suis en colère. Je ne peux pas dire « c’est bien, » et pourtant tu pleures de n’être pas comprise, tu sens que je suis trop égoïste et trop brutal pour t’apprécier. Tu me trouves injuste et cruel peut-être ? — Tu as raison, puisque tu souffres, puisque c’est moi qui te fais pleurer. Je te fais pleurer, moi, qui suis venu à toi, croyant t’apporter des trésors de tendresse, me vantant à moi-même de t’inonder de joie et de confiance… Ah ! je suis maudit, et tout ce qui m’arrive, c’est ma faute ! C’est ma folle existence qui te rend si courageuse devant la possibilité de vaincre ton amour. Je ne vaux pas la peine d’être disputé, tu le sens, et tu ne me disputeras pas !

— Voilà qui est plus cruel que tout le reste, lui dis-je, je ne croyais pas mériter ce reproche-là !

Il se jeta à mes pieds et me demanda passionnément pardon, et moi je sentais qu’il m’était si cher que je lui demandais pardon encore plus de l’avoir fait souffrir.

Cependant la voiture descendait rapidement dans des chemins affreux, et comme la nuit se faisait un peu plus claire, je fis observer à Abel que nous étions sur une route qui n’était pas celle que j’avais suivie le matin. — C’est probable, répondit-il, il y a une heure que le cocher est perdu ; mais voici qu’on voit à se conduire, il se retrouvera. Il est du pays, et nous ne pouvons pas être bien loin d’un endroit habité où il se renseignera.

Bien que la route devînt de plus en plus dangereuse et pénible, je ne pouvais avoir peur auprès d’Abel. Nous marchâmes encore une heure, et quand nous nous arrêtâmes, nous étions à dix lieues de Givet ; les chevaux, harassés, ne pouvaient aller plus loin. Nous étions dans un petit village de marbriers, au fond d’une gorge, à la porte d’une auberge très rustique. — Je me reconnais, dit Abel en sautant à terre, c’est la gorge d’Antée à Astières, j’y suis passé autrefois. Cette auberge est propre, et vous n’y manquerez de rien. Allons, mon amie, vous avez besoin de repos ; il faut nous arrêter ici.

— Pourquoi nous arrêter ? lui dis-je. Je ne suis pas fatiguée, et nous pouvons trouver ici des chevaux.

— Des chevaux pour aller où ? demanda l’hôtesse, qui m’aidait à descendre.

— À Givet, répondis-je.

— Oh ! cela, non, dit-elle en joignant les mains ; nous n’avons