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lucratif, les installe dans un petit appartement modeste, leur fait reprendre le nom honorable qui leur appartient et les transforme en dévotes. Les choses étant préparées de la sorte et le marquis des Arcis étant de retour, Mme de La Pommeraye met en présence son ancien amant et ces deux femmes, sur le compte desquelles elle ne tarit pas en éloges de toute sorte. La fille est des plus jolies sous son costume de dévote ; le marquis, toujours entaché de galanterie, s’y intéresse, s’enflamme à mesure que les obstacles l’irritent davantage et paraissent plus insurmontables. Mme de La Pommeraye aidant, le marquis perd absolument la tête et finalement épouse la jeune fille.

Après le mariage, la grande dame, sûre enfin de sa vengeance, révèle à son ancien amant toute la vérité et lui montre dans quel piège il est tombé. La situation est dramatique ; mais par le plus pur des hasards, — et c’est ici qu’il faut reconnaître le doigt de la Providence, — cette jeune aventurière élevée dans un tripot est tout simplement un ange de candeur. Tandis que son mari désillusionné l’accable de paroles amères, elle pleure, se roule à ses pieds. Devant cette femme qui s’humilie, se prosterne, le marquis se sent ému, troublé ; bientôt il est convaincu, sa passion, qui n’est point éteinte, fait le reste, et se retournant vers l’infortunée : « Levez-vous, ma femme, levez-vous et embrassez-moi, madame la marquise. »

Cette charmante histoire, que Diderot nous raconte avec ce style plein de finesse et de franchise que vous savez, est vivante, passionnée, délicate, toute parfumée des senteurs du XVIIIe siècle, possible, vraie, si l’on songe aux mœurs du temps, et M. Sardou, en se l’appropriant, a montré qu’il avait bon goût, qu’il n’était pas insensible aux délicatesses artistiques ; mais alors comme il a dû souffrir en songeant à quelle singulière cuisine il allait soumettre ce morceau de choix pour le transformer en ce gros plat du jour que ses antécédens lui imposent ! Les efforts de ce travail, de cette lutte entre l’homme de goût qui aime les finesses, et le dramaturge qui les redoute, sautent aux yeux, à ce qu’il me semble, et l’on pourrait dire que dans cette surexcitation nerveuse avec laquelle l’auteur prodigue ses pimens et assaisonne ses mets, on devine le désespoir de ne pouvoir servir ceux-ci au naturel. On ne m’ôtera pas de l’esprit que M. Sardou est un raffiné de l’épée contraint de se battre à coups de trique, et j’ajouterai que cette nécessité pénible est pour beaucoup dans son merveilleux talent ; il veut se consoler de la grossièreté de son arme par la surprenante agilité de son jeu. Le premier acte de la pièce nouvelle est curieux en ce qu’il nous révèle les façons d’agir de l’auteur. C’est dans une maison de jeu, nous venons de le voir, que Mme de la Pommeraye se procure les deux créatures nécessaires à sa vengeance, et Diderot a prononcé le mot tripot ; M. Sardou s’en empare. Le premier acte tout entier se passera donc dans un de ces repaires contemporains dont les journaux nous entretiennent parfois. Est-ce à dire que l’auteur