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saient Plus guère sans que nous eussions échangé nos pensées, et cependant il s’en fallait qu’en toutes choses nous eussions mêmes goûts, mêmes besoins d’esprit. Notre terrain commun était la philosophie; tous deux, presque au même degré nous l’avions prise à cœur, et dans le champ des idées générales, sur les principes et sur les bases de la morale, de la politique, de la critique soit historique, soit littéraire, nous étions en si parfait accord que nous touchions presque à l’identité, tandis que nos vocations personnelles semblaient se tourner le dos, l’une se dirigeant à grands pas vers l’utile, l’autre essayant d’étudier le beau. Le côté pittoresque de l’histoire, les arts dans leur essence et leurs applications, telle était ma chimère; la sienne, ou, pour mieux dire, le but certain de ses efforts était l’esprit de gouvernement, la science sociale, et avant tout, disons le mot, la politique; mais c’est le grand secret des affections profondes et partagées que, même en de telles dissidences, on ne se tolère pas seulement, on s’entr’aide et on se complète. Tel ordre de faits ou d’idées dont peut-être à vous seul jamais vous n’auriez eu souci, il faut bien que vous y regardiez, si votre ami en fait son étude habituelle, s’il s’en occupe soir et matin. Vous n’en prendrez qu’une teinture, mais au moins vous pourrez en causer avec lui. C’est ce qui nous arrivait. Le peu que j’ai jamais su d’économie politique, je l’avais appris à son intention, et si plus tard, dans la vie des affaires, aux prises avec les questions de finance et d’administration, j’eus l’avantage de ne pas me sentir absolument novice, c’est que, moitié plaisir et moitié complaisance, je m’étais prêté sans cesse à le laisser m’en exposer le mécanisme et m’en montrer pratiquement les plus secrets ressorts. De son côté, il m’en offrait autant. Je lui sais encore gré de l’intérêt qu’il s’efforçait de prendre aux questions esthétiques qui me préoccupaient; mais non, j’ai tort, ce n’était pas un effort, rien ne lui était plus naturel et plus facile que de quitter par momens Malthus et Ricardo, les statistiques officielles ou les débats des chambres, pour s’élever à des régions plus éthérées, à cette sphère tout idéale où l’esprit cherche sa nourriture dans la contemplation du beau. Il était plus sensible qu’on ne le croyait communément, plus qu’il ne s’en doutait lui-même, au spectacle des belles choses, et je ne parle pas des beautés littéraires, dont il avait, je le répète, le sentiment le plus fin et le plus exercé, je vais jusqu’aux beautés plastiques, non sans reconnaître pourtant que les beautés de la nature le touchaient infiniment plus. Ces sortes d’impressions étaient chez lui d’autant plus vives qu’elles ne duraient jamais longtemps; la rapidité, l’abondance de son esprit le ramenaient presque aussitôt à son courant habituel; mais ces jets de lumière inattendue n’en ajoutaient pas moins un grand charme à sa conversation, déjà si attrayante, même quand il