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grâce, ces consolations dernières qui trop souvent ne descendent sur nous qu’au milieu des ténèbres de la mort, il lui fut donné de les recevoir dans la pleine lumière de sa conscience et de sa raison. Un jour plus tard, le coup qui le frappait lui enlevait presque tout sentiment, et c’est dans cet état de demi-somnolence qu’après deux jours d’une douce agonie il rendit le dernier soupir le 5 novembre 1867.

L’émotion qu’excita cette mort prématurée ne se renferma pas dans un cercle d’amis, ni même dans ces salons où un si grand vide allait se faire; elle s’étendit plus loin : le public, les indifférens, n’y furent pas étrangers, et Tacite aurait encore pu dire comme en parlant de son beau-père : extraneis etiam, ignotisque non sine cura fuit. C’était comme un instinct mêlé de souvenir qui révélait à ce public, renouvelé depuis vingt ans, qu’une vive lumière venait de s’éteindre, qu’il perdait un loyal serviteur du pays, un exemple vivant de probité et d’honneur politiques; mais quels regrets plus vifs et plus durables n’eût-il pas sentis, s’il avait vraiment su tous les trésors cachés qui venaient de disparaître, et à quel point celui dont la carrière s’était fermée si tôt était au fond supérieur à ce que le monde avait connu de lui! Si l’imparfaite esquisse qu’on vient de lire réparait en partie cette lacune, ou, pour mieux dire, cette ignorance, ce serait un adoucissement à l’amertume de mes regrets; mais ces regrets, par malheur, tout les ravive, tout, jusqu’aux nouveautés heureuses dont nous sommes témoins. J’ignore si l’expérience qui se tente aujourd’hui aura du premier coup le sort que je lui souhaite, si la France, sans plus attendre, reprendra possession de ce gouvernement d’elle-même qu’elle avait si négligemment, si follement abandonné; ce que je sais, c’est qu’elle s’achemine, et que plus ou moins vite elle atteindra le but, sans le dépasser, je l’espère. Eh bien! ne sent-on pas que c’est un surcroit de peine que d’assister seul au réveil, à la réhabilitation de nos plus chères idées? Il aurait tant joui de cette réparation tardive, lui qui, dans les tristes jours où ses forces l’abandonnaient, avait encore si vivement senti la déloyauté de certaines attaques dirigées contre un fils, sa meilleure espérance, ou, pour mieux dire, contre lui-même, au mépris de tant de services que tout pouvoir jaloux de sa propre dignité se serait empressé d’honorer; mais s’il n’a pu, vivant, recevoir cette consolation, espérons que bientôt dans cette paix où il repose il verra se réaliser le vœu de sa vie entière, sinon comme il l’aurait voulu, du moins en assurant à la patrie le bien qu’il lui souhaitait avant tout, le bien qu’avec persévérance il avait toujours poursuivi, la libre disposition d’elle-même, sous l’empire de la loi, sans trouble ni violence, et à l’abri des caprices humains.


L. VITET.