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gnent par la terreur qu’ils inspirent. On dit qu’ils enterrent ou écorchent vifs les prisonniers tombés entre leurs mains. Partout où ils ont des coreligionnaires, ils ont des partisans; leurs ennemis, frappés dans l’ombre au milieu de leurs propres soldats, meurent par le poignard ou par le poison. C’est ainsi qu’ils se sont défaits de leur implacable adversaire, le mandarin de Hokin. Celui-ci, enfermé à Ten-huen-chen dans un camp retranché, se prit de querelle avec ses généraux. Les soldats mirent à profit pour se débander ces contestations, issues de rivalités personnelles, et peu de temps après le terrible Changsou fut trouvé assassiné dans son lit.

Sans exposer en détail toutes les tentatives faites par le gouvernement de Pékin pour arrêter les progrès de l’insurrection, on peut dire qu’elles n’ont servi, en prouvant l’impuissance ou la vénalité des Chinois, qu’à redoubler la confiance de leurs ennemis. Les mandarins militaires s’approprient l’argent qu’on leur confie pour lever une armée, ou pactisent avec les rebelles. C’est le cas de Léan-Tagen, gouverneur de Tong-tchouan, chez lequel nous étions, comme on l’a vu, au mois de janvier 1868. A la suite de brillans succès, il s’est enfui sans profiter de sa victoire, après avoir laissé massacrer ses soldats[1]. Redoutant de nous voir entrer en rapports avec les musulmans, qui pouvaient nous éclairer sur sa conduite, il ne cessa de faire à notre voyage dans l’ouest une opposition désespérée; mais notre détermination était prise. Les sombres peintures, les prédictions sinistres demeuraient sans effet sur nos imaginations accoutumées à tout cela. Si nous n’avions pas senti, au moment des adieux, la main du commandant de Lagrée trembler dans la nôtre, si nous n’avions pas vu pâlir d’émotion le visage du docteur Joubert, demeuré seul près du malade, le jour de notre départ aurait été un jour de joie..

J’ai déjà dit que, d’après l’usage en vigueur depuis le Cambodge jusqu’en Chine, les étrangers ne sont pas admis à visiter ces contrées, s’ils n’ont eu la précaution de se pourvoir de passeports. Nous ignorions, au moment de notre départ de Saigon, l’existence du royaume naissant de Tali, et nous n’aurions eu d’ailleurs aucun moyen de communiquer avec ce pays. D’un autre côté, parmi les Chinois de Tong-tchouan, nous n’en trouvâmes pas un seul qui osât nous précéder chez les musulmans pour y porter une lettre. Nous partîmes donc un peu à l’aventure, sans autre garantie que le billet écrit en arabe par le vieux papa, de Yunan-sen, et sans trop compter sur le succès. Il était possible cependant que le même sentiment qui faisait envisager notre voyage avec un déplaisir très vif par les fonctionnaires chinois nous ménageât un bon accueil de la

  1. Il a été depuis révoqué de ses fonctions, cassé de son grade et exilé au Setchuen.