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propriétaire. Les porcs habitent sous le même toit que ce cadavre, tout à côté se fait la cuisine. Après la récolte, lorsqu’ils auront du temps à perdre et de l’argent à dépenser pour les funérailles, nos hôtes songeront à enterrer leur père.

Le pays est absolument désert, et nous cheminons longtemps sans rencontrer un seul voyageur. Nous pénétrons enfin, non sans curiosité, dans le premier village du royaume musulman. Il est d’ailleurs fort tranquille et ne justifie point la frayeur de nos porteurs. Rien n’aurait empêché les insurgés de reculer leurs frontières jusqu’au fleuve; cependant ils ont laissé entre le Kin-cha-kiang et leurs domaines une sorte de zone neutre où le drapeau rouge des troupes impériales flotte encore pour la forme, mais où les fonctionnaires, peu soumis à une hiérarchie tombée d’elle-même par la fuite des mandarins, sont des habitans du pays, véritables chefs de garde nationale qui jouissent d’une demi-indépendance, et exercent sans contrôle le pouvoir dont ils se sont emparés. Il arrive souvent que les autorités constituées désignent elles-mêmes ces personnages militaires, destinés à les remplacer. Le motif qui a déterminé le nouveau sultan de Tali à suspendre le succès de ses armes est tout commercial, et ce motif est bon à noter parce qu’il éclaire un des côtés les-plus originaux du caractère chinois. Le drapeau blanc, adopté par les rebelles, aurait pu effrayer le négoce, s’il avait été arboré sur les rives mêmes du fleuve, et il était habile de ménager une transition. Le gouvernement chinois n’a jamais essayé d’ailleurs d’enfermer ses ennemis dans ces barrières qui sont un des moyens les plus puissans employés en Europe par les nations belligérantes pour s’affamer ou s’appauvrir mutuellement. Il n’y a jamais eu de blocus. On combat les armées, on arrête les voyageurs, mais des deux côtés une pacotille est tenue pour une garantie plus sûre qu’un passeport.

La végétation se trouve bien de l’absence des hommes, et les forêts de pins, brûlées ailleurs, se montrent partout ici vigoureuses et verdoyantes sur les montagnes. Aspirant sous ces ombrages, dans les ravins qui furent des torrens, les derniers restes de l’humidité du sol, des buissons de rhododendrons et de camélias surprennent par leur bel aspect sauvage nos yeux, accoutumés à n’admirer leurs fleurs que sur les étroits gradins et dans l’atmosphère malsaine des serres chaudes. Nous avons à passer devant la première douane musulmane, autour de laquelle un grand nombre de marchands sont agglomérés. Un fonctionnaire visite les ballots, les paniers, les caisses, et perçoit les sapèques. Nous lui faisons comprendre que nous ne sommes pas des marchands, et il n’insiste pas pour soumettre nos bagages à la loi commune. Au village de Ngadati, la po-