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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/699

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qui atteignait Defoe non-seulement dans son honneur et son bien-être, mais encore dans sa fortune. Il s’était remis au commerce depuis trois ou quatre ans; il dirigeait une briqueterie importante à Tilbury, dans le comté d’Essex. Sa femme et six enfans qu’il en avait eus vivaient de cette entreprise, plus fructueuse que le métier d’écrivain. Il prétendit, avec une certaine exagération peut-être, avoir perdu 3,500 livres sterling dans cette catastrophe, ce qui était à coup sûr une grosse somme pour l’époque. Au reste, Newgate était en ce temps la moins agréable des résidences, même pour un condamné politique. Les prisonniers n’étaient classés ni par sexe, ni par nature de délits. Les moins coupables vivaient dans une déplorable promiscuité avec les voleurs et les assassins. Le lieu était malsain, la fièvre y régnait en toute saison. Comme le vol était souvent puni de mort, les malheureuses créatures qui étaient poursuivies pour ce méfait prétendaient toujours être enceintes, afin d’obtenir un sursis, et elles ne négligeaient rien pour que ce sursis fût justifié. Le supplice du pilori était dans les circonstances habituelles la plus infamante des punitions, puisque le condamné était exposé aux grossières injures de la populace. Defoe put reconnaître en ce jour que les amis ne lui manquaient pas. C’était en été; on lui jeta des fleurs, on but à sa santé; les gens du peuple qui étaient le plus rapprochés de l’échafaud le préservèrent des insultes et l’accompagnèrent de leurs applaudissemens lorsque l’exposition eut pris fin. A la honte de ses adversaires, le pilori se transformait pour lui en un triomphe.

Il semble probable que Defoe obtint bientôt quelque adoucissement au régime ordinaire de la prison, car il ne fit jamais preuve de plus d’activité littéraire. D’autre part, on doit convenir que la législation sur la presse était dans un temps d’innocence. Durant les vingt jours qui s’écoulèrent entre le jugement et la mise à exécution, Defoe avait eu le loisir de composer plusieurs pamphlets dont l’un, intitulé Hymne au pilori, se vendait à grands cris dans les rues tandis que l’auteur subissait le supplice de l’exposition publique. L’attitude de la foule était telle que le ministère n’osa poursuivre ce nouveau délit; bien plus, avant même de passer devant ses juges, pendant les premiers jours de sa claustration à Newgate, Defoe avait édité un recueil complet de ses œuvres, sans omettre le libelle à l’occasion duquel il était alors emprisonné.

En vérité, le règne de la reine Anne, vu à la lueur de ces petits événemens de la vie politique, présente un contraste bizarre d’intolérance et de licence qui déroute nos idées modernes d’équité. Peu de mois après que Daniel Defoe avait été, comme il vient d’être raconté, victime et héros d’un procès de presse, voici qu’un cer-