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ration que nous relisons encore avec plaisir. Il ne se donnait au reste que comme l’éditeur d’une histoire réelle et véridique. Le livre eut un énorme succès; la première édition fut enlevée en dix-sept jours ; la seconde, la troisième et la quatrième suivirent dans un intervalle de trois mois.

Le bienveillant accueil que Robinson avait reçu du public détermina-t-il l’auteur à poursuivre le récit des aventures de son héros imaginaire? Il faudrait admettre alors que Defoe composait avec une facilité merveilleuse, car la seconde partie vit le jour en août de la même année. Le succès de ce second volume égala le succès du premier. S’il y avait moins d’imagination, on se plaisait par compensation à y reconnaître plus de variété, avec un étalage d’érudition géographique qu’il était permis à peu de personnes de montrer. Puis, comme Defoe ne négligeait pas à l’occasion d’exploiter une mine jusqu’à ce qu’elle fût épuisée, on vit paraître bientôt une troisième partie sous un titre quelque peu mystique : Réflexions sérieuses sur la vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoé, avec des visions du monde angélique, écrites par lui-même. C’était, au dire de l’éditeur, la morale des paraboles contenues dans les deux premiers volumes. Le livre était religieux, doctrinal, métaphysique, et surtout moral autant qu’on pouvait le désirer; mais la veine était tarie, le public n’en voulut plus. Les traducteurs qui ont reproduit Robinson Crusoé dans les langues étrangères se sont abstenus d’y ajouter ce trop long épilogue dont peu de personnes soupçonnent maintenant l’existence.

Cet ouvrage, qui devint tout de suite populaire en Angleterre, et que les générations se transmettent sans en éprouver de satiété, est-il bien l’œuvre de Defoe? On l’a contesté. Sur la foi d’une correspondance inédite du XVIIIe siècle, qui fut publiée pour la première fois il y a vingt-cinq ans, on a prétendu que Robinson Crusoé est l’œuvre de Harley, comte d’Oxford, cet ami de Defoe qui n’était tombé du ministère à la mort de la reine Anne que pour devenir prisonnier d’état à la Tour de Londres. Lord Oxford fut enfermé deux ans, de juillet 1715 à juillet 1717. Qu’il ait eu le temps d’écrire pendant ce long loisir, on l’admettrait encore, s’il n’était constaté qu’il fut gravement malade durant son séjour en prison, et si l’on ne se sentait pas plus disposé à croire qu’un homme de ce rang, menacé d’une condamnation capitale, avait autre chose à faire que de rédiger les aventures fabuleuses d’un marin. Nous ne mentionnons cette supposition dont l’exactitude est sans contredit des plus contestables que parce qu’elle semble indiquer que Defoe, de son vivant même, passait pour avoir des collaborateurs, ce qui permettrait d’expliquer plus facilement l’abondance et la variété de ses productions.